Invités par Damas et guidés par ses fidèles : l'itinéraire balisé des influenceurs en Syrie
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Largement visionnées sur YouTube, génératrices de clics et de profits, les vidéos des vlogueurs occidentaux en Syrie véhiculent l’image d’un pays ayant tourné la page de la guerre civile. Ces influenceurs se revendiquent apolitiques, mais apparaissent systématiquement accompagnés par un guide habilité par le régime. L'un de ces guides a même des liens familiaux avec le vice-ministre du Tourisme.
Et si vous passiez vos prochaines vacances d’été en Syrie ? C’est l’invitation que vous adresse au moins une dizaine d’influenceurs de voyage occidentaux. Ces visiteurs privilégiés assurent montrer "ce que les médias ne vous montreront pas", comme le titre cette vidéo du blogueur britannique Benjamin Rich, mieux connu de ses 3,8 millions d'abonnés par le nom de sa chaîne YouTube, Bald and Bankrupt.
En compagnie de son guide-traducteur habilité par le gouvernement, il s'est rendu en avril 2022 dans plusieurs villes syriennes sous le contrôle de Damas. Dans la vidéo, on le voit assister à un match de football dans la capitale et visiter la citadelle historique d’Alep ou un hôtel bombardé à Maaloula. Si Benjamin Rich déplore l'omniprésence des ruines, pas question pour lui d'incriminer le gouvernement syrien, qui a fait des barils explosifs une arme redoutable de répression pendant une décennie, ni ses alliés.
Pas question non plus, pour Benjamin Rich comme pour son guide, de se rendre à Idleb, dernier bastion de la révolte de 2011 échappant au contrôle du régime. En passant près de la ville, le guide dit que la zone est tenue par des "extrémistes islamistes", sans mentionner les 4,5 millions de civils syriens vivant dans le nord-ouest du pays, une zone assiégée par le gouvernement.
La vidéo de ce voyage a été visionnée plus de 3,8 millions de fois. Dans la description, Benjamin Rich précise avoir eu recours à une "agence de voyage indépendante" appelée Marrota Travel and Tourism, et donne l’adresse mail d’un certain "Ayoub" y travaillant. Dans une interview datant d'août 2022, l'influenceur dit avoir reçu une invitation pour se rendre en Syrie sur Instagram, envoyée par une personne qu’il ne connaissait pas, mais qui s’appelait Ayoub. "Aimeriez-vous faire un tour de Syrie ? Je pense que ça vous plairait beaucoup", lui écrivait-il.
Plus récemment, le 13 février 2023, deux autres vlogueurs britanniques, qui animent la chaîne YouTube dédiée au voyage Dabble and Travel (227 000 abonnés), se sont joints à la longue liste de créateurs de contenus attirés par la Syrie sous contrôle du régime. Ils apparaissent par exemple accompagnés de deux guides syriens, tout souriants, dans une story Instagram prise à Damas, avec en arrière-plan un coucher de soleil et un drapeau syrien, version baasiste. On retrouve l’un des guides dans la vidéo de Benjamin Rich.
Un contenu à clic qui se veut "apolitique"
Ces vidéos prétendent montrer une terre de tourisme prête à regagner les 10 millions de visiteurs annuels qu’elle accueillait avant 2011. Ce n’est pas un hasard : ce récit fait écho au discours du régime, qui cherche à bénéficier à nouveau des retombées économiques du tourisme.
Bassam Al Ahmad, directeur de l’ONG de défense des droits humains Syrians For Truth and Justice, explique :
Certains Youtubeurs occidentaux viennent en Syrie parce qu’ils sont attirés par le tourisme d’aventure. Pour eux, c’est une sorte de défi consistant à créer du contenu sujet à controverse, et donc de l’interaction. D’autres viennent avec l’objectif de se faire le relais de la propagande officielle. Ils sont invités par le régime, souvent par des intermédiaires proches du régime, et ne vont qu’aux endroits et lieux autorisés. Ces bars et restaurants chics montrés dans les vidéos ne sont fréquentés que par une infime partie aisée de la population, tandis que 90 % de la population vit sous le seuil de pauvreté.
Le guide de Benjamin Rich apparaît aussi brièvement dans une vidéo publiée par le Youtubeur danois Gustav Rosted. Ce dernier, 291 000 abonnés au compteur sur sa chaîne YouTube, a publié au moins 18 vidéos, dont une intitulée "J’ai été torturé en Syrie”.
Sur la vignette de la vidéo, il apparaît torse nu avec un homme qui semble l’étrangler… Mais la scène le montre en réalité en train d’être massé dans un hammam traditionnel à Damas. Il y vante un service comprenant prix d’entrée, massage et serviettes pour seulement 4 euros.
Le titre provocateur n’a pas été du goût de nombreux Syriens, dans un pays où, depuis 2011, au moins 14 475 personnes ont été torturées à mort dans les geôles du gouvernement, selon l’ONG de défense des droits humains Syrian Network for Human Rights. La vidéo a suscité des centaines de commentaires dégoûtés sur Facebook.
Les contenus publiés par Rosted sur YouTube et Facebook depuis décembre 2022 après sa dernière visite dans le pays portent des titres comme "Sortie nocturne à Damas", "Folle soirée piscine en Syrie" ou encore "La Syrie est-elle sûre ?".
"La vie en Syrie que vous essayez de montrer représente 1 % de la population, car les autres 99 % vivent dans la pauvreté avec moins de 15 euros par mois", a commenté un Syrien sur Facebook.
Contacté par notre rédaction, Gustav Rosted dit comprendre les réactions des internautes syriens :
J'ai fait des interviews dans de nombreux pays. Il y a toujours beaucoup de critiques quand on va dans ces pays. Et je comprends tout à fait qu'il y ait ces critiques parce que certaines personnes doivent quitter le pays, surtout en Syrie.
Si je vais dans un pays comme ça, je ne veux pas d’affiliation politique. Tout ce qui est produit lors de ma visite en Syrie est financé par mes propres moyens. Je suis juste un gars qui aime voyager pour parler avec les gens sur le terrain. Je ne m'intéresse pas à la politique. Mes voyages ont donc pour but de créer des liens avec les gens et non de faire de la politique.
Un guide proche du vice-ministre du Tourisme
Dans un entretien donné à une radio locale le 30 juillet 2022, Ghiath al-Farrah, vice-ministre du Tourisme syrien avait assumé le choix de son ministère de faciliter les conditions de visa pour les personnes disposant d’un large suivi sur les réseaux sociaux : "Des Youtubeurs, avec un large public, viennent en Syrie. Ils sont largement suivis, et lorsqu'ils partagent des images de leur visite dans ces lieux, c’est considéré en soi comme une grande promotion pour la Syrie".
Au premier semestre 2022, plus de 750 000 touristes se sont rendus en Syrie, un chiffre bien supérieur aux 570 000 visiteurs recensés sur l'ensemble de l’année 2021.
Si le visa leur est accordé plus facilement qu’aux journalistes, les vlogueurs ne peuvent pas pour autant voyager de façon indépendante dans le pays. Ils sont contraints de solliciter les prestations de guides touristiques pour des "tours privés". Et il apparaît que ces guides sont parfois directement liés au régime syrien.
Un journaliste syrien a ainsi souligné, dans un tweet datant du 4 février 2023, que "le guide touristique qui accompagne le Danois Gustav Rosted est le même qui accompagnait Simon Wilson, un autre influenceur de voyage qui est entré en Syrie avec un visa accordé par le gouvernement".
You can see that the tour guide that accompanies Rosted is the same guide that accompanied Simon Wilson, another travel influencer that entered Syria on a regime sponsored visa. pic.twitter.com/tDLCNdXajG
— Fared Al Mahlool | فريد المحلول (@FARED_ALHOR) February 4, 2023
You can see that the tour guide that accompanies Rosted is the same guide that accompanied Simon Wilson, another travel influencer that entered Syria on a regime sponsored visa. pic.twitter.com/tDLCNdXajG
— Fared Al Mahlool | فريد المحلول (@FARED_ALHOR) February 4, 2023
Le guide en question est le même guide qu’on voit dans les vidéos de Benjamin Rich et de Dabble and Travel.
Grâce à des outils en sources ouvertes, la rédaction des Observateurs a pu l’identifier et trouver ses réseaux sociaux. Il s’agit de Rami Nawaya, qui précise sur sa page Facebook et d’autres plateformes travailler comme traducteur et guide touristique pour plusieurs agences de voyage syriennes, dont Marrota Tourism and Travel.
Sur Facebook, Rami Nawaya dit également être un membre de la famille de Ghiath al-Farrah, vice-ministre syrien du Tourisme mentionné précédemment.
Plusieurs guides, même type de contenu
Gustav Rosted dément avoir sollicité Rami Nawaya. "Je l’ai rencontré spontanément à Alep, mais il n’a pas été mon guide", a affirmé le Youtubeur qui assure avoir été accompagné par un autre guide. Ce dernier, Khaldoun Alamy, dirige l'agence Golden Target Tours. Il a accompagné d’autres vlogueurs en Syrie à partir de juin 2019 – c'est le cas de la Polonaise Eva zu Beck et du Britannique Xavier Taychell Blancharde.
Eva zu Beck nous a précisé :
"Je n'ai été invité par personne de Syrie et j'ai payé le voyage de ma propre poche [...]. Ce que j'ai publié était à 100 % mes propres opinions sans aucune direction ni censure de la part de qui que ce soit d'autre. J'ai trouvé mon guide grâce à la recommandation d'un ami".
La rédaction de France 24 peut affirmer que Marrota Travel and Tourism a accompagné au moins cinq vlogueurs dont les contenus ont provoqué un tollé car alignés sur le récit officiel. L’Espagnol Joan Torres, qui organise des tours privés en Syrie via son agence Against The Compass (1 650 euros pour un séjour de huit jours), est apparu soulevant des tasses à l’effigie de Bachar al-Assad dans une photo publiée sur le compte Facebook de Rami Nawaya. À l'issue de son séjour dans le pays, Joan Torres a lui aussi fait l’objet de critiques après avoir évoqué la "libération" d’Alep par les forces syriennes.
Golden Team Tourism, une autre agence proposant des tours privés aux influenceurs, est quant à elle dirigée par Fadi Assi et Gaidaa Ayoub, tous deux proches de Rami Nawaya, à en croire les photos publiées sur son compte Facebook. Deux vlogueurs américains, Drew Binsky (3,6 millions d’abonnés) et Thomas Brag (8 millions d’abonnés), ont été accompagnés par cette agence, respectivement en 2019 et 2022.
Rami Nawaya de Marrota Travel Tourism a refusé de donner suite à nos multiples sollicitations. Le vice-ministre du Tourisme Ghiath al-Farrah n’a pas réagi non plus à nos messages. Nous avons également contacté, en vain, le ministère syrien du Tourisme.
Nous avons contacté tous les vlogueurs, ainsi que les guides et les agences mentionnés dans cet article. Seuls Gustav Rosted et Eva zu Beck ont accepté de nous parler.
À son apogée en 2010, la Syrie attirait 10 millions de touristes par an, dont de nombreux Occidentaux. Tout a changé en 2011 avec le début de la guerre qui a fait au moins 350 000 morts et entraîné le déplacement de la moitié de la population. Des millions se sont réfugiés à l'étranger.
Bassam Al Ahmad rappelle :
En Syrie, l'absence d’opérations militaires ne signifie pas qu’il n’y a plus de détention arbitraire. Beaucoup de Syriens réfugiés sont privés de leur pays et ne peuvent pas y retourner. Ces Youtubeurs ne cherchent pas à raconter la réalité, mais à l'occulter, et c’est la raison pour laquelle il faut être très précautionneux en traitant ce type de contenu.