Sur Instagram, une archive unique de l’histoire de la mode libanaise
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De la photo de mode professionnelle aux clichés familiaux, le compte Instagram “Lebanese fashion history” documente plusieurs aspects de la vie des Libanais et leur rapport à la mode et aux bouleversements sociaux durant la seconde moitié du XXe siècle. Son auteur, créateur de mode australien d’origine libanaise, explique ce qui l'a poussé à créer la première archive libanaise dédiée à l’histoire de la mode.
Styliste de mode australien expatrié aux Émirats arabes unis, Joe Challita a lancé le compte Instagram “Lebanese fashion history” ("Histoire de la mode libanaise" en français) en mars 2021, qui rassemble à ce jour plus de 22 000 abonnés. Ce couturier, dont la famille est originaire du Liban, dédie son temps libre à créer la première archive publique de l'histoire de la mode libanaise.
Joe Challita a quitté Sydney en 2011, pour s'installer à Beyrouth, qu'il n'avait encore jamais vu. Marqué par la résilience des Beyrouthins et poussé par une envie de rendre service à son pays d'origine, il concrétise son projet lorsqu'il déménage finalement à Abu Dhabi après l'explosion au port de Beyrouth en août 2020.
“L'explosion au port de Beyrouth a déclenché chez les Libanais une nostalgie pour une autre ère”
Le déclic m'est venu en quittant le Liban pour les Émirats arabes unis : là, je portais un regard extérieur sur le pays et les séquelles encore fraîches de l'explosion.
Je pense aussi que l'explosion, avec son aspect dévastateur, a déclenché chez les Libanais une nostalgie pour une autre ère, plus paisible peut-être, plus prospère.
J'ai réalisé qu'il n'existait aucun recueil sur les créateurs libanais, aucune mention des grands noms de la mode des années 1960 et 1970, en dehors de quelques articles épars. Pourtant, beaucoup de ces designers étaient célébrés à leur époque, comme l'avant-gardiste Jacques Cassia, qui a fui le pays lorsque la guerre civile a éclaté (en 1975, NDLR) ou la grande dame de la couture libanaise Raife Salha, surnommée “la Christian Dior orientale”, qui a habillé de nombreuses célébrités internationales dans les années 1950. Le Liban était novateur en matière de mode, c'était un hub qui attirait les designers et les mannequins contemporains.
“La mode est inscrite dans l'ADN libanais depuis l'Antiquité”
Joe Challita dit avoir hérité de cette passion de sa mère artiste, mais l'a développée aussi au contact de la société libanaise, qui pansait encore les plaies de la guerre civile.
Pendant la guerre civile, le chaos était roi. J'ai vécu à ce moment-là une dizaine d'années à Byblos, dans le nord du Liban, où j'ai été grandement influencé par la mode locale, portée par des femmes “ordinaires”. Elles étaient réellement obsédées par la couture, les magazines de mode, et, lors des mariages, elles s'affrontaient comme dans une compétition, à qui arborerait la meilleure robe. Ce sont ces années, pendant la guerre, qui m'ont façonné.
Pour moi, la mode est inscrite dans l'ADN libanais. Ce lien étroit avec la mode remonte jusqu'aux Phéniciens, qui ont joué un rôle significatif dans le commerce de tissu et de teintures rares dans l'Antiquité.
Beyrouth était une des premières capitales de la mode, le Liban exportait du bois de cèdre pour son parfum ou du colorant pourpre de Tyre utilisé en Egypte antique.
Cependant, le pays s'est occidentalisé à la fin du XIXe siècle, même avant le protectorat français [de 1923 à 1943, NDLR], et les habits traditionnels ont laissé la place au style européen.
Ce n'est que dans les années 1960 que l'idée d'incorporer des éléments traditionnels a émergé, comme la broderie ou les couvre-chefs coniques, comme le Tantour ou la Lebbedeh.
À la fin de la guerre civile, en 1990, avec la nouvelle génération de designers comme Elie Saab ou Robert Abinader, basés à Beyrouth, il y a eu une résurgence de la mode locale.
On constate un renouveau similaire aujourd'hui, avec la nouvelle génération de créateurs qui replonge dans son patrimoine et ses racines, revisitant des éléments de l'artisanat comme la broderie faite main, l'abaya (robe portée par-dessus la tenue) ou le pantalon sherwal.
“Ce n'est pas que de la nostalgie, mais un moyen de renouer avec notre identité téméraire”
Joe Challita a beau faire la part belle aux icônes libanaises du XXe siècle, comme les divas Sabah et Samira Toufic ou les mannequins Mona Ross et Andrée Acouri, il documente aussi le quotidien des Libanais. Son audience, majoritairement de la diaspora, lui envoie des photos de famille accompagnées de courts témoignages.
Ce sont les personnes “normales” qui dictent les tendances et qui inspirent les créateurs. Cette démarche témoigne aussi de notre histoire, car, en ces temps difficiles, j'ai l'impression que notre identité se disperse : qui sommes nous, où allons-nous ? En jetant un regard sur le passé, ce n'est pas que de la nostalgie, mais un moyen de renouer avec cette identité téméraire qui résiste aux crises.
Je suis retourné trois fois à Beyrouth après l'explosion, et je m'émerveille de voir persister cet amour inconditionnel pour la vie et pour la mode. Bien qu'ils ne puissent pas s'offrir des robes de créateurs, ils se débrouillent pour créer, à partir de matières recyclées, quelque chose de spectaculaire.