Irak : des milliers de Yazidis contraints de renouer avec la vie de déplacés
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D’intenses combats ont opposé l’armée irakienne et des combattants yazidis affiliés aux rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) les 1er et 2 mai dans la région de Sinjar (nord-ouest de l’Irak). Des milliers de Yazidis ont ainsi été contraints de quitter une nouvelle fois leurs villages, après avoir fui une première fois le groupe État islamique en 2014. Notre Observateur raconte comment il a fui le sien au milieu des combats et le retour à la vie précaire dans les camps de déplacés.
L’armée irakienne souhaite appliquer un accord conclu entre Bagdad et le Kurdistan irakien prévoyant le retrait des combattants yazidis et des combattants du PKK de la région du Sinjar. Mais les Unités de résistance du Sinjar (YBŞ), faction de combattants yazidis créée en 2014 pour combattre le groupe État islamique, ne veulent pas se retirer et accusent Bagdad de vouloir prendre le contrôle de leur région.
Dans la nuit du 1er mai, l’armée irakienne a finalement lancé une offensive pour déloger les combattants yazidis, dont une partie avait pris position dans des zones civiles, des villages près du mont Sinjar.
“Nous sommes sortis par la porte de derrière, les balles sifflaient de partout”
Les Yazidis sont une minorité kurdophone d’Irak originaire de la région de Sinjar, adepte d’une religion monothéiste puisant une partie de ses croyances dans le zoroastrisme, la religion de la Perse antique. Persécutés en 2014 par le groupe État islamique (EI), ils ont dû fuir vers le Kurdistan irakien où ils ont été installés dans des camps de fortune.
Aujourd’hui, ils revivent le même cauchemar, dit notre Observateur, Tahsin (pseudonyme), réveillé en sursaut en pleine nuit par les tirs dans le village de Sinuni.
Je vis depuis 2014 dans le camp de Qadiya dans le Kurdistan irakien, mais je me déplace régulièrement à Sinuni, mon village, car je suis en train d’y construire une nouvelle maison.
J’étais à ٍSinuni quand les combats ont commencé peu après minuit. J’ai entendu des tirs provenant à l’entrée ouest du village. Il semblait y avoir des tirs à la mitrailleuse lourde [DShK, NDLR].
Les tirs se sont interrompus pendant quelques heures, mais ont repris vers huit heures du matin. J’ai appelé un ami qui habite à l’extrémité est du village, il m’a dit qu’il y avait des tirs dans sa zone également.
🔻تحديث
— موقع Now Lebanon 🇱🇧 (@NowLebanon3) May 2, 2022
استمرار المواجهات بين قوات الجيش العراقي وعناصر اليبشة في سنوني التابع لقضاء سنجار غربي الموصل. pic.twitter.com/6dkMQxkIwCVidéo montrant les combats à Sinuni, le 2 mai Vers 11 heures du matin, j’ai entendu de puissantes déflagrations. J’ai appelé un ami, et il m’a dit que l’école de Hattin, un village proche, avait été bombardée par l’armée irakienne qui soupçonnait que des combattants des Unités de résistance de Sinjar (YBŞ) s’y étaient retranchés.
À la faveur d’une accalmie, les habitants ont commencé à fuir le village, en voiture et à pied, vers le nord, en direction du Kurdistan irakien.
Puis vers 13 heures, les combats ont repris. Les militaires irakiens étaient déployés à l’entrée ouest de Sinuni, dans le quartier de Tobal. La maison où je logeais à ce moment-là, avec mon oncle et ses enfants, se trouvait à quelques dizaines de mètres de l'endroit d'où provenaient les tirs de l’armée. Alors nous sommes sortis par la porte de derrière et nous nous sommes dirigés vers une maison en chantier qui se trouvait à une cinquantaine de mètres pour nous y réfugier. Les balles sifflaient de partout. Il y a avait aussi des tirs de mitrailleuses lourdes [la DShK est une mitrailleuse lourde soviétique anti-aérienne, NDLR]. Et il y avait des tanks de l’armée irakienne qui circulaient dans les rues.
🔴 بالفيديو
— توثية الشيعة (@Tuthiatalshiyea) May 2, 2022
قوات الجيش العراقي يسيطرون على ناحية الشمال التي تضم منطقتي سنوني ومجمع دوكوري( حطين) المحادية لسوريا. pic.twitter.com/GLJveK1AaZVidéo montrant un char de l’armée irakienne à Sinuni, le 2 mai. “Les gens s’entassaient, parfois à vingt dans une seule voiture.“
Nous avons a profité d’un moment de calme pour courir vers notre voiture. Nous nous sommes dirigés vers le mont Sinjar, au sud. Mais en arrivant au pied de la montagne, nous avons a aperçu des mitrailleuses lourdes en haut. Nous avons rebroussé chemin et nous sommes retournés vers le village, en cherchant à contourner la zone des combats avant de rejoindre la route menant vers le Kurdistan irakien.
Vidéo tournée par un membre de l'armée irakienne après la prise du village de Sinouni, le 2 mai.
En arrivant au village, c’était la débandade : les gens cherchaient à fuir par tous les moyens, ils s’entassaient, parfois à vingt dans une seule voiture.
Nous avons finalement réussi à rejoindre la route principale qui mène vers le Kurdistan irakien. Sur le chemin, il y avait des checkpoints de l’armée irakienne. Ils nous ont fouillés pour savoir si nous avions des armes. Certains nous interpellaient en nous disant : “pourquoi vous ne combattez pas avec nous ?”
La plupart des Yazidis déplacés en Irak vivent dans des camps dans la province de Dohuk, dans la région du Kurdistan, ceux de Chamishku, Kabarto 1 et 2, Kadiya. Créés en 2014 et financés par le Gouvernement régional du Kurdistan et par la communauté internationale, les camps assurent les services de base mais les conditions de vie y sont précaires.
“On ne comprend pas pourquoi l’armée irakienne ne nous a pas prévenus”
Quelques heures plus tard, nous sommes enfin arrivés au camp de Kadiya, à Dohuk. Une partie de ma famille vit dans ce camp depuis le déplacement survenu en août 2014. C’est le seul camp de la région, où il y a des mobil-homes, un peu plus confortables que les tentes. Hormis les coupures d’eau récurrentes, le principal problème des camps, ce sont les incendies qui sont trop nombreux. Les tentes sont faites en nylon et prennent feu rapidement. Il y a aussi beaucoup d’incendies de mobil-home causés par des courts-circuits, en raison de la vétusté des installations électriques.
Les combats se sont arrêtés depuis le 2 mai, mais seuls les hommes sont revenus dans leurs villages du Sinjar pour inspecter leurs maisons. Les femmes et les enfants sont restés dans les camps, par crainte d’une reprise des combats qui peut arriver à tout moment.
Depuis le 3 mai, des jeunes organisent, à Sinuni notamment, des rassemblements pour demander le retrait de toutes les forces armées des villages yazidis, sauf la police. Des chefs de clans yazidis sont aussi allés rencontrer le Premier ministre Moustafa al-Kazimi, à Bagdad, pour lui porter ce message. Mais pour l’instant, on n’a reçu aucune réponse. Nous refusons en effet d’être pris en otage des combats, quelles que soient les parties. Enfin, on ne comprend pas pourquoi l’armée irakienne ne nous a pas prévenus avant de lancer l’offensive pour que l’on puisse quitter nos villages à temps.
Des Yazidis manifestent le 6 mai à Sinuni pour réclamer "la fin de toute présence armée" dans leurs villages.مظاهرة سلمية في ناحية سنونى بقضاء #سنجار للشباب والاهالي مطالبين بخروج جميع المظاهر المسلحة ونقل الصراعات بينهم خارج مناطق الايزيديين.#Sinjar pic.twitter.com/vCa8dqvWcK
— merdnelais (@Elezidi382014) May 6, 2022
Les combats ont fait un mort et deux blessés dans les rangs de l’armée irakienne, selon une source militaire irakienne citée par l’AFP. En revanche, aucun bilan des pertes civiles n’a été communiqué.
Environ 10 000 déplacés ont été accueillis dans des camps ces derniers jours au Kurdistan irakien. Beaucoup d’entre eux ont déjà connu la vie précaire des camps. Ils avaient déjà fui leurs villages du Sinjar avec l’arrivée de l’EI en 2014. Selon notre Observateur, aucun dispositif n’a été prévu pour les recevoir et ils sont nombreux à être accueillis par des familles et proches dans des tentes déjà surpeuplées.
Les Yazidis sont également victimes des raids aériens sporadiques menés par la Turquie voisine contre les bases du PKK dans le Sinjar.