Irak : les militants se terrent pour échapper à une vague d'assassinats des milices pro-Iran

Capture d'écran d'un enregistrement de vidéo surveillance montrant six individus armés essayant de s'introduire dans le domicile du militant Ammar al-Halafi, dans la nuit du 28 novembre, à Bassorah en Irak.
Capture d'écran d'un enregistrement de vidéo surveillance montrant six individus armés essayant de s'introduire dans le domicile du militant Ammar al-Halafi, dans la nuit du 28 novembre, à Bassorah en Irak. © Twitter

Kidnappings, tortures, assassinats : les militants les plus en vue du mouvement de contestation contre le pouvoir en Irak sont traqués sans relâche. Manifestants et experts voient dans ces actes la main des milices pro-iraniennes issues du Hachd al-Chaabi, une organisation paramilitaire créée en 2014 pour combattre l'État islamique, aujourd’hui accusée de nombreuses exactions contre les civils. Depuis le 20 novembre, au moins sept militants ont été victimes de tentatives d’assassinat. D’autres décrivent le climat de terreur dans lequel ils vivent.

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Entamé le 25 octobre 2019, le mouvement de contestation, porté essentiellement par les étudiants, réclame la fin de la corruption ainsi que l’abolition du système politique de répartition des postes en fonction des confessions et des ethnies. Les manifestants exigent aussi la fin de l'influence de l’Iran dans le pays. Le mouvement est réprimé dans le sang par les forces de sécurité qui n’hésitent pas à faire usage de balles réelles pour disperser les manifestants, notamment sur l’emblématique place Tahrir de Bagdad. Rien qu’entre octobre 2019 et le 20 janvier 2020, Amnesty International avait dénombré 600 morts. 

Mais ce que redoutent le plus les militants, ce sont les kidnappings et assassinats ciblés. Qu’ils soient étudiants, journalistes, intellectuels...ils sont actifs sur les réseaux sociaux, en vue dans les manifestations et leur visibilité en fait la cible d’hommes armés, en marge d’une manifestation, dans une ruelle ou devant leur domicile. 

Depuis le 20 novembre, la rédaction des Observateurs a recensé sept tentatives d’assassinats ciblés contre des activistes.  

Tentatives de meurtre en série 

Akram Aadab, l’une des figures de proue de la contestation à Bagdad, a survécu à une tentative d’assassinat dans la soirée de mercredi 25 novembre. Alors qu’il se trouvait en compagnie d’un ami devant son domicile, deux hommes encagoulés munis de pistolets silencieux ont surgi d’un véhicule blanc, lui ont tiré dessus et l’ont pourchassé jusque dans un supermarché où il s’était réfugié.

Une vidéo, diffusée sur Twitter, montre des voisins en train d’évacuer l’activiste vers l'hôpital.

Capture d'écran d'une vidéo montrant l'évacuation du militant  Akram Aadab vers l'hôpital.
Capture d'écran d'une vidéo montrant l'évacuation du militant Akram Aadab vers l'hôpital. © Twitter

       Légende : capture d'écran montrant l'évacuation d'Akram Aadab vers l'hôpital.

Le lendemain, il a pu remarcher après que les médecins lui ont retiré trois balles, comme le montre une vidéo diffusée sur Twitter.

Quelques jours auparavant, dans la nuit du 22 novembre, des inconnus ont tiré sur la façade du domicile d’Ammar al-Halafi, un militant de Bassorah, sans faire de victimes. Le rescapé a partagé sur les réseaux sociaux un enregistrement de vidéosurveillance montrant des coups de feu fuser depuis un véhicule qui s’était arrêté à hauteur de son domicile.

Une semaine plus tard, Ammar al-Halafi a diffusé un autre enregistrement de vidéosurveillance où l’on voit six individus armés de fusils s’introduire dans son immeuble dans la nuit du 28 novembre. Il a affirmé qu’ils avaient encore essayé de le tuer dans le commentaire de la publication, sans plus de détails.

Le même jour à Diwaniya, au sud de Bagdad, le domicile d’un autre militant, Ammar al-Khazali, a été endommagé à la suite de l’explosion d’une bombe.

Le 20 novembre, c’est Bachar al-Naïmi, un activiste de Bagdad, qui s’est fait tirer dessus par des hommes munis d’un pistolet silencieux - un procédé régulièrement utilisé selon les médias irakiens - alors qu’il s'apprêtait à quitter la place Tahrir après avoir participé à une cérémonie d'hommage à un camarade assassiné quelques jours plus tôt. Il s’en est sorti avec une blessure à l’épaule.  

Fin octobre, le premier ministre Moustapha al-Kazemi a ordonné le démantèlement des tentes qui étaient installées par les manifestants depuis le début de la contestation partout à travers le pays. Des manifestants ont néanmoins continué à descendre dans les rues, notamment notre Observateur Zouhair (Pseudonyme). Il manifeste régulièrement à Bassorah, et n’hésite pas à s’exposer sur son compte Instagram, que la rédaction des Observateurs a pu consulter, et qui est suivi par plusieurs milliers de personnes. Encore traumatisé par son enlèvement il y a quelques mois, il nous a transmis une vidéo montrant les séquelles de la torture sur son corps. 

“Ils m’ont infligé des décharges électriques, des coups de bâton, et ils m’ont rasé la tête”

“C’était dans une manifestation fin 2019 [nous ne donnons pas plus de détails pour ne pas compromettre la sécurité de notre Observateur, NDLR]. Et alors que je quittais le rassemblement au matin, des hommes en civil m'ont enlevé et torturé pendant deux jours. Ils m’ont infligé des décharges électriques, des coups de bâton, et ils m’ont rasé la tête de force. Ils m’ont dit que si je n’arrêtais pas de manifester et de relayer des images, ils me tueraient. Mais j’ai décidé de continuer, tant que les assassins des militants ne sont pas arrêtés et jugés. ”

Capture d'écran d'une vidéo montrant des traces de tortures sur un militant anti-pouvoir en Irak.
Capture d'écran d'une vidéo montrant des traces de tortures sur un militant anti-pouvoir en Irak. © WhatsApp

Légende : capture d’écran d’une vidéo transmise à la rédaction des Observateurs par Zouhair (pseudonyme). Sur ces images, on voit son dos strié de cicatrices de coups de bâton, des ecchymoses au niveau de la jambe, des mains et du bras. Sa tête est en outre rasée par endroits.

Craignant pour leur vie, de nombreux militants ont fait le choix de rester à l’écart des manifestations mais également des réseaux sociaux. Ammar (pseudonyme) a dû abandonner son travail de journaliste pour préserver sa vie. 

“Je n’ai pas vu mes parents depuis huit mois, mais c’est le prix à payer pour rester en vie.”

Un jour, alors que je couvrais les manifestations, j’ai été enlevé par quatre hommes habillés en noir et encagoulés. Ils m’ont forcé à monter dans un 4X4 Chevrolet noir avant de me couvrir les yeux. Ils m’ont enfermé dans un local pendant quatre jours sans nourriture, et l’un d’eux m’a brûlé à la jambe droite avec un objet en métal cylindrique, en me disant : “ Comme ça tu vas te repentir, et tu ne te rendras plus aux manifestations”. 

Quand ils m’ont relâché, j’étais dans un piteux état. Un de mes geôliers m’avait asséné de violents coups de pied au ventre, provoquant une hémorragie interne. Je suis resté plusieurs jours à l’hôpital, où j’ai subi une intervention chirurgicale lourde. 

Encore aujourd’hui, je suis terrifié, surtout que je vois des camarades assassinés tous les jours. Je n’ai pas vu mes parents depuis huit mois, je n’ose pas pas leur rendre visite de peur de me faire repérer. “

 

Ammar (pseudonyme) a transmis à la rédaction des Observateurs des photos de son séjour à l’hôpital. Sur l’une d’elles, on voit son abdomen recousu jusqu’au sternum tandis qu’une autre photo montre une trace de brûlure circulaire au niveau de sa jambe.

Menacés par un bataillon de trolls sur les réseaux sociaux

Après son arrivée au pouvoir le 7 mai, le Premier ministre Mustapha al-Kazemi a annoncé la création d’une commission d’enquête pour identifier et poursuivre les meurtriers des contestataires. Mais pour de nombreux activistes et des analystes, cette commission n’est qu’une manœuvre visant à calmer la rue, l’État irakien n’étant pas assez fort pour véritablement inquiéter les milices soutenues par l’Iran.

Omar Farhane, activiste exilé en Jordanie, est directeur d’une ONG indépendante : le Centre irakien de documentation des crimes de guerre. Il explique à la rédaction des Observateurs que les auteurs de ces exactions contre des civils sont issus du Hachd al-Chaabi. Cette organisation paramilitaire regroupe plus de 60 brigades. Certaines d'entre elles sont sunnites, chrétiennes, yézidies ou shabaks, mais la grande majorité sont des brigades chiites financées par l'Iran.

Évidemment, il n’y a pas de preuves concrètes pour l’instant car les enquêtes n’aboutissent pas. Mais selon les témoignages que nous avons recueillis auprès de victimes de tentatives d’assassinats et d’enlèvements, les noms de certaines milices reviennent souvent : le Hezbollah irakien [considéré comme la milice pro-iranienne la plus puissante, placé sur la liste des organisations terroristes par le département d’État américain, NDLR], Asa'ib Ahl al-Haq [cette brigade est accusée d’exactions contre des sunnites en Irak, notamment d’avoir exécuté 50 personnes dans la province de Babil en juillet 2014, NDLR], les “Casquettes bleues” de Moqtada al-Sadr , le groupe Saraya al-Salam, entre autres. 

Le but de ces exactions est simplement de faire taire la contestation qui réclame de réduire l’influence de l’Iran. Depuis le début des manifestations, nous avons recueilli des témoignages faisant état d’hommes en civils qui se glissent parmi les manifestants, les filment, les poignardent parfois au milieu de la foule. Et ce sans parler de ceux qui sont tués à bout portant chez eux ou dans la rue.”

Les menaces existent également en ligne, où les contestataires sont régulièrement traités de "pro-Américains" et de "traîtres" par des trolls liés à ces milices pro-iraniennes poursuit Omar Farhane :

“Pour terrifier les activistes, ils ont aussi massivement investi les réseaux sociaux. Des bataillons de trolls ont ainsi fait fermer plusieurs comptes en recourant à des signalements massifs. Ils ont notamment fait fermer le compte Facebook du Centre irakien de documentation des crimes de guerre. Beaucoup d’activistes, parmi ceux qui ont reçu des menaces de mort, ont créé des comptes sous de faux noms pour continuer à communiquer entre eux.” 

Première du genre contre une faction armée du puissant "Hachd Al-Chaabi", le Premier ministre Moustapha al-Kazemi a ordonné le 26 juin l’arrestation de 13 miliciens du Hezbollah irakien accusés de planifier une attaque contre l’ambassade des États-Unis. "Al-Kazemi s’en est pris à une milice pro-iranienne pour sauver l’ambassade des États-Unis. Quand osera-t-il le faire pour sauver le peuple irakien des assassinats ?", s’interroge une activiste qui a requis l’anonymat.