Turquie : trois intox qui ont circulé lors du premier tour des élections

La vérification en bref

• Au cours de la soirée électorale, dimanche 14 mai, une première vidéo censée montrer une foule fêtant la victoire du candidat d’opposition Kemal Kilicdaroglu a circulé. Ces images montrent en réalité des supporteurs d’un club de football turc, et datent de 2022. 
• Une deuxième vidéo montrant le président en exercice Recep Tayyip Erdogan en train de distribuer de l’argent à des enfants à l’intérieur d'un bureau de vote a suscité des accusations de corruption. Elle est authentique, mais la pratique qu’elle illustre est courante, et n’a pas choqué les médias en Turquie.
• Enfin, une dernière image affirmait prouver qu’une figure de l’opposition avait voté pour Erdogan. Mais cette image est fausse, déjà identifiée par le média turc Teyit. 

Le détail de la vérification

Dimanche 14 mai, les Turcs votaient pour élire leur président de la République, mais aussi les députés siégeant au Parlement. Cette journée a donné l’avantage au président sortant et candidat à sa succession, Recep Tayyip Erdogan. Il devra cependant affronter le leader de l’opposition Kemal Kilicdaroglu au cours d’un second tour le 28 mai prochain, une première en Turquie. 

Dans le sillage de ce scrutin sous haute tension, plusieurs images manipulées ou hors contexte ont émaillé le vote et l’annonce des résultats en soirée.

Derrière la fausse annonce d’une victoire de l’opposition, une vidéo de supporteurs de football

Première intox : cette vidéo partagée par un compte d’actualité francophone sur Twitter. Elle montrerait une foule "sortie pour fêter" les résultats de l’élection après l’annonce de "la victoire de Kemal Kilicdaroglu", le leader de la coalition d’opposition contre Recep Tayyip Erdogan.

Publié le 14 mai un peu avant 21 h, ce tweet vu plus de 500 000 fois venait contredire les résultats provisoires connus à cette heure, qui donnaient Erdogan en tête. De quoi semer le trouble dans l’analyse du scrutin.

Le compte d’actualité francophone qui la partage affirme être "sponsorisé" par d’autres comptes très suivis comme "Mediavenir" ou "Cerfia". Pourtant, il ne compte qu’un peu moins de 5 000 abonnés. Il relaie par ailleurs régulièrement de la désinformation, ou des contenus humoristiques.

Lorsqu’on examine attentivement la vidéo, on repère le nom d’utilisateur d’un compte Instagram inscrit sur les images : @halilcanaytan.

Sur Instagram, ce nom d’utilisateur renvoie vers le compte d’un créateur turc de vidéos spécialisé dans le football. On y retrouve bien les mêmes images : elles datent de mai 2022 et montrent la célébration des supporteurs du club turc Trabzonspor après l’obtention du titre de champion de Turquie.

Cette vidéo ancienne n’a donc rien à voir avec l’élection, et n’illustre pas une victoire de Kemal Kilicdaroglu. 

Non, cette vidéo ne montre pas Erdogan se livrant à de la "corruption"

Autre vidéo relayée par plusieurs comptes francophones, visant cette fois directement le président sortant : ces images, où Recep Tayyip Erdogan distribuerait des billets à des enfants dans un bureau de vote. Celles-ci suscitent de l’incompréhension, comme dans cette publication d’un compte favorable à l’Arménie et hostile à Erdogan, publiée dans l’après-midi du 14 mai. 

Certains accusent même Erdogan de corruption sur la base de ces images. 

À l’aide de l’outil INVID WeVerify (voir ici comment procéder), on retrouve cette vidéo dans des médias turcs : elle date bien du jour de l’élection, au moment où le président turc est allé voter dans un bureau d’Istanbul. Au cours de ce déplacement, il a, précise l’article, "donné de l'argent aux enfants et distribué des jouets". 

La scène a donc bien eu lieu, mais illustre-t-elle vraiment une tentative de corruption ? En réalité, il s’agit d’un geste traditionnel en Turquie, comme l’explique Ludovic de Foucaud, correspondant de France 24 dans le pays :

C’est une attitude de grand-père qui n’a rien de choquante ici. Erdogan est coutumier du fait, il distribue aux enfants un peu d’argent et des cadeaux partout où il va.

En effet, on retrouve la trace d’autres événements durant lesquels le président turc s’est livré à cette pratique, comme le 3 avril, lors d’une visite électorale dans un quartier d’Istanbul, ou en février dernier, au cours d’un déplacement dans une ville touchée par les tremblements de terre.

Un geste si normalisé qu’on le retrouve lundi 15 mai en une du journal Takvim, favorable au pouvoir. 

Pour Ludovic de Foucaud, les critiques en Turquie autour de ce geste de Recep Tayyip Erdogan se concentrent sur un autre aspect.

La tradition, c’est de donner le plus gros billet disponible, soit 200 lires. Mais aujourd’hui, à cause de l’inflation, ça ne vaut qu’un peu moins de 10 euros. C’est davantage ce rappel de la situation économique qui est susceptible de déranger les Turcs.

Une image manipulée censée montrer le vote d’une figure de l’opposition pour Erdogan

Une troisième intox circulant uniquement en turc a été repérée par le média de vérification Teyit.

Lancée par un compte Twitter supprimé depuis, elle se base sur une image censée montrer une story instagram de l’homme politique Ali Babacan. On peut voir qu’il aurait voté en faveur de Recep Tayyip Erdogan. Un geste choquant pour cet ancien ministre du président sortant, qui a rompu avec son camp pour devenir une figure de la coalition d’opposition.

Mais en réalité, cette image est un faux : si la photo de profil du compte ressemble à celle du compte Instagram officiel d’Ali Babacan, le nom d’utilisateur, lui, est incorrect. 

Par ailleurs, le passage à l’isoloir d’Ali Babacan a été filmé par la chaîne YouTube de son parti. Or, on peut y voir que l’homme politique ne porte pas les mocassins très reconnaissables de la photo, mais des chaussures en cuir verni. Une incohérence là aussi repérée par Teyit.

Ces intox prolongent une campagne marquée par l’omniprésence de la désinformation, tant dans le camp du président sortant que dans celui de l’opposition.

Une prolifération de contenus détournés ou altérés suivie de près par les journalistes du média de vérification turc Teyit, avec lesquels la rédaction des Observateurs a pu s’entretenir dans ce précédent article.

Lire sur les Observateurs : Florilège d’intox en images à l’approche des élections en Turquie