INTOX

Turquie : florilège d’intox en images à l’approche des élections

Les élections présidentielles en Turquie ont lieu dimanche 14 mai et plusieurs images manipulées ou sorties de leur contexte ont circulé sur les réseaux sociaux pendant la campagne. Retour sur les principales intox en image repérées par le média de vérification Teyit, qui décrypte pour la rédaction des Observateurs de France 24 les tendances de cette campagne électorale en termes de désinformation. 

Parmi ces trois intox repérées par le média de vérification turc Teyit, deux visaient le candidat de l'opposition Kemal Kılıçdaroğlu, et une le président sortant Recep Tayyip Erdoğan.
Parmi ces trois intox repérées par le média de vérification turc Teyit, deux visaient le candidat de l'opposition Kemal Kılıçdaroğlu, et une le président sortant Recep Tayyip Erdoğan. © Observateurs
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Le duel est très serré entre le président sortant Recep Tayyip Erdoğan, au pouvoir depuis près de 20 ans, et Kemal Kılıçdaroğlu, porté par la coalition “alliance nationale”, qui promet de “restaurer la démocratie”. Durant la campagne, les fausses informations ciblant les deux principaux candidats se sont multipliées sur les réseaux sociaux.

Un deepfake du leader de l’opposition décrivant Erdoğan comme “le leader du siècle”

“Mon cher peuple, Erdoğan est le leader du siècle : voilà ce que semble clamer Kemal Kılıçdaroğlu, principal opposant du président turc Recep Tayyip Erdoğan, dans une vidéo qui a circulé cette semaine sur les réseaux sociaux turcs, et qui compte plus d’un million de vues sur TikTok

Cette vidéo est en réalité un deepfake. Les mouvements très saccadés et peu naturels des mains et du visage donnent déjà un indice sur sa nature fabriquée.

 

Ce TikTok publié le 4 mai dernier prétend montrer le candidat de l'opposition Kemal Kılıçdaroğlu louer l'action politique du président Recep Tayyip Erdoğan. En réalité, il s'agit d'une vidéo fabriquée par deep fake.
Ce TikTok publié le 4 mai dernier prétend montrer le candidat de l'opposition Kemal Kılıçdaroğlu louer l'action politique du président Recep Tayyip Erdoğan. En réalité, il s'agit d'une vidéo fabriquée par deep fake. © TikTok

 

>> LIRE SUR LES OBSERVATEURS : Comment repérer les "deepfakes" ?

Par ailleurs, on peut retrouver la vidéo originale à l’aide d’une recherche d’image inversée (voir ici comment procéder). Elle est publiée par une chaîne YouTube qui précise dans son titre vouloir montrer les “dangers de deepfakes”, et indique clairement que le contenu a été réalisé à des fins pédagogiques. 

C’est cet extrait, isolé de son contexte, qui a été relayé sur les réseaux sociaux en Turquie, explique l’article de Teyit.

 

 

Un allié d’Erdogan qui le confronte dans une vidéo modifiée

Une autre vidéo manipulée qui a circulé sur les réseaux sociaux turcs le 9 mai concerne cette fois le camp du président sortant. On peut entendre Devlet Bahçeli, un homme politique, président d’un parti d’extrême-droite membre de la coalition au pouvoir, affirmer qu’il “demanderait des comptes aux sept descendances de Recep Tayyip Erdoğan”.

Le 9 mai dernier, cet utilisateur relaie une vidéo prétendant montrer un allié politique d'Erdoğan s'en prendre à lui verbalement. En réalité, il s'agit d'un montage.

La vidéo est partagée de façon moqueuse, comme preuve de la sénilité de Devlet Bahçeli, qui était par le passé plus critique d’Erdoğan, a constaté Teyit.

Il s’agit en fait d’une vidéo éditée sur laquelle a été ajouté un son. La vidéo des deux hommes date du 20 février 2023, alors qu’ils étaient réunis sur les lieux du tremblement de terre qui a endeuillé le pays au début de l’année.

Le son date lui d’une prise de parole de Devlet Bahçeli en 2014, bien avant qu’il ne rejoigne la coalition d’Erdoğan, en 2018. 

Un photomontage du leader de l’opposition avec  Fethullah Gülen

Cette image montre-t-elle Kemal Kılıçdaroğlu aux côtés du prédicateur Fethullah Gülen, ennemi politique d'Erdoğan ? Non : il s'agit d'un photomontage.
Cette image montre-t-elle Kemal Kılıçdaroğlu aux côtés du prédicateur Fethullah Gülen, ennemi politique d'Erdoğan ? Non : il s'agit d'un photomontage. © Teyit

Une autre photo, relayée plus de 1 200 fois, montre Kemal Kılıçdaroğlu, leader de l’opposition, aux côtés de Fethullah Gülen, intellectuel en exil accusé par le régime turc d’être derrière le coup d’État manqué de juillet 2016. Gülen et son mouvement ont toujours nié fermement toute implication dans le putsch avorté ou toute activité terroriste.

Selon la légende des tweets qui la partagent, la photo daterait de 1998, et prouverait les liens de l’opposant avec un individu considéré comme dangereux par les partisans de Recep Tayyip Erdoğan. 

Grâce à une recherche d’image inversée, on retrouve la photo originale. Elle est de meilleure qualité et date en réalité de 1994. 

À la place du leader de l’opposition se tient un autre homme, Yusuf Bekmezci, arrêté en 2020 et mort en prison en 2022. L’homme avait été arrêté dans le cadre d’une chasse aux membres du parti de Fethullah Gülen car il avait appartenu au premier conseil d'administration de ce parti.

Ces intox comptent parmi les nombreuses décortiquées par l’équipe de vérificateurs du média Teyit depuis le début des élections présidentielles. Leur chef d’édition, Emre İlkan Saklıca, en compte environ 140, dont beaucoup sont basées sur des manipulations d’images, comme il l’explique à la rédaction des Observateurs :

Parmi les contenus que nous avons vérifiés, la distorsion et la fausse contextualisation viennent au premier plan. Les distorsions sont des contenus dans lesquels une déclaration ou une image est déformée de sa véritable signification.  Au cours de la campagne, nous avons fréquemment rencontré des déclarations, des images, des brochures, des publicités et des images de rassemblements d'hommes politiques des années précédentes.

Les images manipulées ne sont pas seulement partagées en ligne, on en trouve aussi dans l’espace public, lors de meetings par exemple, avec des flyers qui relaient de fausses informations.

Ces affiches, relayant des promesses de campagne susceptibles de choquer l'électorat et qui ne figurent pas dans le programme officiel de Kemal Kılıçdaroğlu, font partie des méthodes de désinformation repérées par le média Teyit.
Ces affiches, relayant des promesses de campagne susceptibles de choquer l'électorat et qui ne figurent pas dans le programme officiel de Kemal Kılıçdaroğlu, font partie des méthodes de désinformation repérées par le média Teyit. © Teyit

Des affiches électorales avec le même style graphique que celles de Kemal Kılıçdaroğlu ont par exemple été relayées en ligne avec des slogans en faveur de l’autonomie de l’Anatolie du sud-est et de l’Anatolie orientale, ou encore en faveur du mariage homosexuel. Ces affiches et promesses ne figurent pourtant pas sur le site officiel et dans le programme de l’Alliance nationale et ont été créées de toutes pièces.

Emre İlkan Saklıca poursuit : 

On voit que les deux principales alliances de l'élection, l'Alliance populaire [portée par Erdogan, NDLR] et l'Alliance nationale [portée par Kılıçdaroğlu, NDLR] , sont celles qui propagent le plus de désinformation. À l'approche des élections, nous constatons que le nombre de faux contenus de mauvaise qualité a d’ailleurs augmenté. 

Lors de cette élection, nous avons augmenté nos efforts par rapport aux autres scrutins : nous avons par exemple expliqué la désinformation chaque semaine sur une chaîne de télévision grand public. Nous avons informé nos lecteurs via nos newsletters par e-mail, nous avons renforcé notre formation, nous avons préparé des vidéos et du contenu pour responsabiliser nos lecteurs sur les réseaux sociaux. 

Nous avons travaillé dur pour limiter la désinformation venant de tous les camps, alors nous espérons que son impact sera moindre.

Kemal Kılıçdaroğlu, chef du CHP et candidat d'une alliance réunissant six partis de l'opposition, est donné en bonne posture face au président Erdoğan, confronté pour la première fois en vingt ans à une opposition unie. Le troisième homme de l'élection présidentielle turque, Muharrem Ince, a annoncé jeudi 11 mai son retrait, laissant ainsi le champ libre à la coalition d'opposition.