Que sait-on de ces vidéos censées montrer des "armes chimiques" utilisées par l’armée ukrainienne ?

Depuis le 5 février, plusieurs comptes prorusses relaient images et vidéos censées documenter l’usage d’armes chimiques par les troupes ukrainiennes. Mais aucune ne fournit d’éléments convaincants pour soutenir cette accusation. 

Dans de nombreuses publications en anglais de comptes prorusses, un certain Robert Madyar est accusé de fabriquer des armes chimiques pour l’armée ukrainienne. Elles seraient ensuite larguées par drones sur les soldats russes.
Dans de nombreuses publications en anglais de comptes prorusses, un certain Robert Madyar est accusé de fabriquer des armes chimiques pour l’armée ukrainienne. Elles seraient ensuite larguées par drones sur les soldats russes. © Observateurs
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La vérification en bref

  • Depuis le 5 février, plusieurs comptes anglophones relaient des images de drones et de munitions ukrainiennes. Ils décrivent ces dernières comme des armes chimiques utilisées contre les soldats russes sur les fronts du Donbass.
  • La forme inhabituelle des munitions, leur stockage au réfrigérateur, les symptômes qu’elles provoquent sur les soldats russes font partie des arguments employés par les auteurs de ces allégations.
  • Ces images proviennent pour la plupart de chaînes Telegram de soldats ukrainiens. Elles montrent bien des munitions larguées par drones. Par contre, rien ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’armes chimiques. 

Le détail de la vérification

La rédaction des Observateurs de France 24 a repéré au moins 5 contenus affirmant montrer des armes chimiques fabriquées par les troupes ukrainiennes.

La première est une vidéo sur laquelle apparaît une quantité impressionnante de munitions. Des cartouches cylindriques rouges et noires, entourées de drones. Des conteneurs métalliques stockés au congélateur, avec des bouteilles en plastique qui semblent contenir des objets colorés. En fond, de la musique, et un homme qui commente la scène d’une voix forte. 

Pour ce compte Twitter qui relaie ces images vues plus de 150 000 fois le 5 février dernier, la nature de cet arsenal ne fait aucun doute. "Les Ukrainiens sont si fiers de montrer leur usage d’armes chimiques", s'indigne-t-il. "Quelqu’un de l’OTAN va-t-il leur dire non ?"

Sur cette vidéo, on peut voir plusieurs dizaines de munitions accumulées sur une table et dans un réfrigérateur. Pour ce compte, il s'agit d'armes chimiques.
Sur cette vidéo, on peut voir plusieurs dizaines de munitions accumulées sur une table et dans un réfrigérateur. Pour ce compte, il s'agit d'armes chimiques. © Twitter

Le deuxième contenu est une autre vidéo, diffusée deux jours plus tard par le même compte, très actif dans le relais de propagande anti-ukrainienne. Selon lui, elle montrerait les effets de ces supposées armes chimiques. 

On peut y voir deux soldats russes, reconnaissables à leur uniforme et au brassard blanc porté par l’un d’entre eux. En difficulté dans une rivière, ils sont pris pour cible par un drone qui largue sur eux deux projectiles. "Après la libération de la capsule, les hommes semblent avoir des spasmes et des complications neurologiques", interprète l’auteur. 

Le 7 février, le même utilisateur publie cette vidéo violente, montrant selon lui des armes chimiques larguées sur des soldats russes. Elle a depuis été supprimée par Twitter : il s'agit ici d'une sauvegarde effectuée sur le site Wayback Machine.
Le 7 février, le même utilisateur publie cette vidéo violente, montrant selon lui des armes chimiques larguées sur des soldats russes. Elle a depuis été supprimée par Twitter : il s'agit ici d'une sauvegarde effectuée sur le site Wayback Machine. © Twitter

En réalité, au vu de la faible qualité de la vidéo, difficile de dire de quoi souffrent les deux soldats, qui paraissent se noyer après une série de mouvements désordonnés. La vidéo, difficilement soutenable, a été vue plus de 800 000 fois avant sa suppression par Twitter.

Une troisième publication, remontant au 13 janvier et vue près de 400 000 fois, reprend les mêmes affirmations. Elle émane du compte Twitter "Rybar in English", qui déclare en description être une version traduite "non-officielle" de la chaîne Telegram Rybar. Cette dernière est un canal d’information pro-russe dont les analyses du conflit sont suivies par près d'un million de personnes. 

"Rybar in English" partage une autre vidéo de l’atelier de fabrication de munitions, où l'on observe des grenades similaires. Le même homme parle en fond. Le compte Twitter commente : "Une nouvelle confirmation est apparue concernant le fait que certaines unités des AFU [Forces armées de l’Ukraine, NDLR] dans la direction de Bakhmout utilisent des armes chimiques". 

Ce compte, qui dit traduire des contenus de la chaîne Telegram d'information pro-russe Rybar, relaie une vidéo similaire à la précédente, qui semble tournée au même endroit.
Ce compte, qui dit traduire des contenus de la chaîne Telegram d'information pro-russe Rybar, relaie une vidéo similaire à la précédente, qui semble tournée au même endroit. © Twitter/@Rybar_en

Cette version de la vidéo montre les soldats qui l’ont filmée : l’homme dont on entendait la voix dans les premières images, montrant des piles de cartouches rouges et noires, est cette fois visible, en uniforme ukrainien. Il dit vouloir, avec ces munitions, "répondre pour Soledar", une ville prise par la Russie autour du 19 janvier. 

Sur la chaîne Telegram Rybar, en russe, on retrouve facilement le message dont ce tweet est une traduction : il a été publié à peine quelques heures avant.

En cherchant sur la chaîne Telegram de Rybar, on peut retrouver la publication dont ce tweet est une traduction, en date du 13 janvier. Elle est liée à la même vidéo, montrant un atelier de fabrication d'armes larguées par drone.
En cherchant sur la chaîne Telegram de Rybar, on peut retrouver la publication dont ce tweet est une traduction, en date du 13 janvier. Elle est liée à la même vidéo, montrant un atelier de fabrication d'armes larguées par drone. © Telegram/@rybar

Le quatrième exemple utilise d’autres images, mais on y trouve un récit similaire : le 7 février 2023, ce compte pro-russe au nom de Donbass Devushka partage sur Twitter des clichés d’une pièce remplie de drones empilés les uns sur les autres. "Des combattants [de l’armée ukrainienne, NDLR] postent des vidéos sur les réseaux sociaux montrant le remplissage de munitions avec des contenus inconnus pris dans un réfrigérateur", affirme-t-il. 

Ce compte Twitter, qui propage activement de la propagande prorusse, diffuse ces images le 7 février. Il y voit également un atelier de fabrication d'armes chimiques.
Ce compte Twitter, qui propage activement de la propagande prorusse, diffuse ces images le 7 février. Il y voit également un atelier de fabrication d'armes chimiques. © Twitter/@PeImeniPusha

Enfin, d’autres utilisateurs prétendent fournir les preuves de l’usage d’armes chimiques dans la même zone. Ce cinquième cas en images est visible par exemple dans une publication du 5 février. On reconnaît les munitions rouges et noires, et le drapeau ukrainien visible également dans le premier exemple mentionné ci-dessus.

Cette publication l’accompagne de trois photos d’un drone carbonisé, et affirme que les "armes chimiques interdites" ont été larguées "de quatre quadricoptères sur les positions du front", à Novobakhmutovka, ville située à une heure de Bakhmout.

Pour ce compte, qui publie son tweet le 5 février, ce drone brûlé a servi à "un largage de produits chimiques sur les positions du front". Il partage également la même vidéo que dans notre premier exemple.
Pour ce compte, qui publie son tweet le 5 février, ce drone brûlé a servi à "un largage de produits chimiques sur les positions du front". Il partage également la même vidéo que dans notre premier exemple. © Twitter

Dans la plupart des cas, la fabrication de ces armes chimiques est attribuée à "Robert Madyar" dans certaines versions, ou à "Robert Brovdi" dans d’autres, présenté comme "commandant d’un groupe de reconnaissance aérienne".

Un des utilisateurs publie le 7 février une photo qui montrerait cet homme, le qualifiant d’"Ukronazi" et de "principale personne derrière cette opération de développement et d’utilisation d’armes chimiques larguées par drone".

Pour ce compte, cet homme en uniforme ukrainien, qu'il nomme "Robert Madyar", est responsable de la fabrication et de l'utilisation d'armes chimiques par l'armée ukrainienne.
Pour ce compte, cet homme en uniforme ukrainien, qu'il nomme "Robert Madyar", est responsable de la fabrication et de l'utilisation d'armes chimiques par l'armée ukrainienne. © Twitter

Des munitions impossibles à qualifier d’armes chimiques

Qui sont "Robert Madyar" et "Robert Brovdi" ? S’agit-il de la même personne ? Pour le savoir, nous avons d’abord cherché ces différents noms sur le réseau social Telegram.

Lorsqu’on tape "Madyar" en cyrillique (МАДЯР), on trouve une chaîne publique, régulièrement alimentée. 

La description de la chaîne nous apprend que son administrateur serait "le commandant du groupe de reconnaissance aérienne séparé Oiseaux de Madyar". Stationné à Bakhmout avec ses hommes, il publie quotidiennement un point sur la situation au front, face caméra. 

On reconnaît l’homme visible dans les publications des comptes Twitter pro-russes. Il porte également le nom "Madyar" sur son uniforme.

L'homme qui apparaît dans les points militaires de la chaîne Madyar est le même que celui que l'on peut voir dans une des vidéos montrant l'atelier de munitions. Leurs voix sont également identiques. Il est donc bien l'auteur des deux vidéos relayées par les comptes pro-russes.
L'homme qui apparaît dans les points militaires de la chaîne Madyar est le même que celui que l'on peut voir dans une des vidéos montrant l'atelier de munitions. Leurs voix sont également identiques. Il est donc bien l'auteur des deux vidéos relayées par les comptes pro-russes. © Observateurs

À l’aide des informations collectées, il est possible de retrouver le compte Facebook de cet homme, où il apparaît comme Robert Brovdi, "nom de guerre Madyar". Ces deux noms sont utilisés indifféremment par les publications pro-russes qui l’accusent de fabriquer des armes chimiques. 

Revenons sur la chaîne Telegram Madyar : on y retrouve les vidéos montrant un atelier d’assemblage de munitions pour drones, censées prouver la fabrication d’armes chimiques par les troupes ukrainiennes. 

Le premier contenu, montrant des cartouches rouges et noires posées sur une table, et des conteneurs métalliques stockés au réfrigérateur, y a été posté initialement le 5 février 2023

Celle relayée par Rybar et où l’on peut voir le visage des soldats provient d’une autre publication plus ancienne, en date du 10 janvier. L’administrateur de la chaîne est bien l’auteur original de ces images, comme l’indique sa voix, audible en arrière-plan. Il semble être le responsable de l’atelier.

Dans ces vidéos, on peut voir les munitions attachées aux drones : pas de doute possible sur le fait qu’elles soient destinées à être larguées par ce biais. 

Sur certains plans des vidéos montrant l'atelier de fabrication de munitions de Robert Brovdi, on peut voir qu'elles sont ensuite attachées aux drones : elles sont donc bien destinées à être larguées par ce biais.
Sur certains plans des vidéos montrant l'atelier de fabrication de munitions de Robert Brovdi, on peut voir qu'elles sont ensuite attachées aux drones : elles sont donc bien destinées à être larguées par ce biais. © Observateurs

Jusqu’ici, tout semble donc correspondre au récit développé par ces comptes : ces vidéos montrent bien un atelier de fabrication de munitions larguées par drones, tenu par Robert Brovdi, ou Madyar, et son groupe, "les Oiseaux de Madyar". 

Mais est-ce bien des armes chimiques que l’on peut voir ? Pour soutenir cette thèse, ils avancent notamment le fait que certaines sont stockées au réfrigérateur, dans des cylindres qui leur paraissent "fait maison", ou dans des bouteilles plastiques.

Pour affirmer que les munitions visibles dans ces vidéos sont des armes chimiques, Rybar avance plusieurs arguments : leur stockage au réfrigérateur, la présence de produits dans des bouteilles en plastique et de "cylindres faits maison à parois minces", et le poids marqué sur chaque cartouche, qui évoquerait une quantité de produits chimiques.
Pour affirmer que les munitions visibles dans ces vidéos sont des armes chimiques, Rybar avance plusieurs arguments : leur stockage au réfrigérateur, la présence de produits dans des bouteilles en plastique et de "cylindres faits maison à parois minces", et le poids marqué sur chaque cartouche, qui évoquerait une quantité de produits chimiques. © Observateurs

Ils pointent également les inscriptions figurant sur les munitions, qui associent des acronymes à un poids, en grammes. Une preuve, selon eux, que les cartouches contiennent en fait une quantité définie de produits chimiques.

Sur un de ces cylindres, stockés au congélateur, on peut lire un poids, noté en cyrillique : “RTB = 688 grammes”. Une preuve, selon certains comptes pro-russes, qu’il s’agit d’un composé chimique, et pas d’explosifs.
Sur un de ces cylindres, stockés au congélateur, on peut lire un poids, noté en cyrillique : “RTB = 688 grammes”. Une preuve, selon certains comptes pro-russes, qu’il s’agit d’un composé chimique, et pas d’explosifs. © Observateurs

Pour Robert Brovdi, de "simples munitions explosives artisanales"

Pour en savoir plus, la rédaction des Observateurs a contacté Robert Brovdi afin d’obtenir sa version des faits. Le soldat ukrainien a accepté de nous répondre dans une vidéo publique sur sa chaîne Telegram, publiée le 20 février.

Dans cette vidéo, Robert Brovdi donne sa version des faits : pour lui, le frigo, éteint, ne sert que d'étagère, et les munitions ne sont que de simples explosifs conventionnels, réalisés de manière artisanale.
Dans cette vidéo, Robert Brovdi donne sa version des faits : pour lui, le frigo, éteint, ne sert que d'étagère, et les munitions ne sont que de simples explosifs conventionnels, réalisés de manière artisanale. © Telegram/@robert_magyar

Il y apporte un certain nombre de précisions. "Dans cette pièce, il y a très peu de rangements, alors cet objet rectangulaire [le frigo], on l’utilise comme espace de stockage", explique-t-il, un peu agacé. "Le frigo ne marche pas, ce n’est pas froid", assure-t-il.

Il affirme ensuite que les bouteilles plastiques au congélateur ne servent que d’emballage de protection aux munitions finalisées, prêtes à être larguées par drone.

En effet, on peut voir que l’élément coloré visible à l’intérieur de chacune des bouteilles sur la vidéo diffusée par les comptes pro-russes semble correspondre à la capsule rouge, orange, violette ou noire présente à l’avant des cartouches.

Dans la vidéo d'explications de Robert Brovdi, on peut voir que les bouteilles plastiques servent à protéger les munitions finalisées, et pas à stocker des produits chimiques.
Dans la vidéo d'explications de Robert Brovdi, on peut voir que les bouteilles plastiques servent à protéger les munitions finalisées, et pas à stocker des produits chimiques. © Observateurs

Enfin, Robert Brovdi affirme que les acronymes sur les munitions ne sont que des repères, associés à différents types d’armes conventionnelles. "Ça, c’est ОФ – 'fragmentation hautement explosive'. [...] ОБ, c’est pour 'fragmentation anti-chars'", détaille-t-il. Des acronymes dont certains sont vérifiables : l’abréviation ОФC semble bien utilisée en cyrillique pour un projectile à fragmentation hautement explosif.

Brovdi signale également qu’il n’est pas le fabricant de certaines de ces cartouches, qui proviendraient d’un ingénieur rattaché à un autre régiment.

Des explications jugées crédibles par plusieurs experts

Sollicité par la rédaction des Observateurs de France 24, un premier expert en armement qui a souhaité rester anonyme juge ces explications crédibles. Il estime également que le largage par drone de ces cartouches, qui nécessite de connaître précisément leur poids, peut expliquer la marquage en grammes à leur surface.

De son côté, Matteo Guidotti, chercheur en chimie au Conseil national de la recherche italien et spécialiste en décontamination d’armes chimiques, a pu examiner ces images. "Dans un atelier stockant et assemblant des armes chimiques, il devrait y avoir des protections individuelles comme des masques ou des gants épais à portée de main, en cas d’accident", note-t-il. "Ici, on n’en voit aucune." 

De fait, le soldat ne semble pas craindre le contenu de ses grenades. Dans sa vidéo d’explication, il en montre une en l'agitant à proximité de son oreille : "Vous pouvez entendre que ça bouge à l’intérieur !".

Dans sa manipulation des munitions qu'il fabrique, Robert Brovdi ne prend pas les précautions nécessaires au maniement d'armes chimiques : il ne porte ni gants, ni masque, et agite les cartouches à proximité de son visage.
Dans sa manipulation des munitions qu'il fabrique, Robert Brovdi ne prend pas les précautions nécessaires au maniement d'armes chimiques : il ne porte ni gants, ni masque, et agite les cartouches à proximité de son visage. © Observateurs

L’argument du stockage des munitions au frigo ne tient pas non plus, selon Matteo Guidotti. "En fait, les vraies armes chimiques n'exigent pas d’être gardées au frais, puisqu’elles sont stables à température ambiante", explique-t-il. Même si le frigo montré dans les vidéos fonctionnait, cela ne serait donc pas une preuve qu’il contient des armes chimiques.

Pour l’expert, la conclusion est sans appel : "On n’a aucune preuve, dans ces vidéos, de quelque chose d’exclusivement lié à la manipulation d’armes chimiques".

"Les effets sont compatibles avec des armes conventionnelles"

Examinons maintenant cette vidéo, également partagée, entre autres, par un compte Twitter anti-ukrainien le 7 février. Elle montrerait les effets de ces supposées armes chimiques sur deux soldats russes, pris pour cible par un drone ukrainien qui largue deux projectiles sur eux.

Ceux qui relaient cette vidéo de deux soldats russes piégés dans une rivière et pris pour cible par un drone assurent qu'elle montre une utilisation d'armes chimiques. Mais est-ce vraiment le cas ?
Ceux qui relaient cette vidéo de deux soldats russes piégés dans une rivière et pris pour cible par un drone assurent qu'elle montre une utilisation d'armes chimiques. Mais est-ce vraiment le cas ? © Observateurs

Avant d’être reprise par des comptes pro-russes, elle aussi avait été relayée par des sources ukrainiennes. On la retrouve publiée le 6 février sur une chaîne Telegram aux couleurs des forces armées du pays. Contacté, son administrateur affirme l’avoir obtenue de militaires de "la reconnaissance aérienne de la 110e brigade".

Sur ces images, de bien meilleure qualité, on peut effectuer des pauses sur le moment du largage des deux projectiles. On s’aperçoit alors qu’ils ont un aspect très différent.

Lorsqu'on effectue un arrêt sur images au moment du largage de chaque projectile, on s'aperçoit que leur aspect diffère grandement : ovale, strié et jaune/marron pour le premier, cylindrique et allongé, avec des extrémités verte et blanche, pour le second.
Lorsqu'on effectue un arrêt sur images au moment du largage de chaque projectile, on s'aperçoit que leur aspect diffère grandement : ovale, strié et jaune/marron pour le premier, cylindrique et allongé, avec des extrémités verte et blanche, pour le second. © Observateurs

Un expert en armement a pu confirmer à la rédaction des Observateurs de France 24 que le premier présentait de fortes similarités avec une grenade à fragmentation classique, comme la grenade F1, de fabrication russe. Elle est notamment reconnaissable aux entailles qui marquent sa surface.

Le premier projectile est en fait une grenade à fragmentation, semblable à la grenade russe F1. En explosant, elle génère des éclats qui peuvent blesser gravement.
Le premier projectile est en fait une grenade à fragmentation, semblable à la grenade russe F1. En explosant, elle génère des éclats qui peuvent blesser gravement. © Observateurs

Le second est un cylindre allongé, terminé par une enveloppe blanche. Son autre extrémité, verte, semble porter des ailettes, destinées à le stabiliser.

Sur cette image, on peut voir que l'extremité verte du projectile sert à le stabiliser : largué à l'horizontale, il se renverse rapidement à la verticale, et plonge droit vers sa cible.
Sur cette image, on peut voir que l'extremité verte du projectile sert à le stabiliser : largué à l'horizontale, il se renverse rapidement à la verticale, et plonge droit vers sa cible. © Observateurs

C’est sur cette dernière munition que se concentrent les accusations d’utilisation d’armes chimiques, notamment en raison de l’épais nuage que semble générer son explosion, et des mouvements erratiques des soldats quelques secondes plus tard. 

Les comptes prorusses qui relaient ces images accusent le nuage suscité par l'explosion du deuxième projectile, encadré en blanc, de provoquer des convulsions chez les soldats russes, en rouge. Selon eux, il s'agirait d'un gaz toxique, une hypothèse qui ne passe pas l'épreuve d'un examen détaillé.
Les comptes prorusses qui relaient ces images accusent le nuage suscité par l'explosion du deuxième projectile, encadré en blanc, de provoquer des convulsions chez les soldats russes, en rouge. Selon eux, il s'agirait d'un gaz toxique, une hypothèse qui ne passe pas l'épreuve d'un examen détaillé. © Observateurs

Mais là aussi, ces accusations ont des failles importantes. Le soldat le plus visible, qui tente de se maintenir à la surface au milieu de la rivière, semble déjà en difficulté avant le largage de la deuxième grenade. 

"En plus, on ne voit pas la latence durant laquelle les soldats vont inhaler le produit chimique", note Matteo Guidotti. Pour lui, les convulsions qui semblent toucher les soldats russes ne sont compatibles qu’avec un seul type d’armes chimiques : les agents innervants, comme le gaz sarin. "Ce sont les plus rapides à agir, mais normalement, il devrait y avoir au moins 20 secondes entre l’explosion et les premiers symptômes, suivies d’une mort beaucoup plus rapide que ce qu’on voit ici". 

Par ailleurs, tous les symptômes ne concordent pas avec ceux des agents innervants, selon le chercheur : "On voit du sang dans la bouche du soldat, ce qui n’est pas provoqué par ce type d’agents chimiques." En revanche, de tels signes cliniques sont compatibles avec des blessures provoquées par les éclats de la première grenade à fragmentation.

Et concernant le panache de fumée ? En observant bien le moment de l’impact, on observe que la munition tombe dans l’eau de la rivière.

Sur cette image, on a effectué un zoom sur la zone d'impact du second projectile, qui correspond au petit point blanc. On peut voir qu'il se situe dans l'eau de la rivière.
Sur cette image, on a effectué un zoom sur la zone d'impact du second projectile, qui correspond au petit point blanc. On peut voir qu'il se situe dans l'eau de la rivière. © Observateurs

Un expert explique qu’il pourrait donc être composé de gouttelettes d’eau soulevées par l’explosion, et pas d’un gaz. On remarque d’ailleurs que le nuage reste à peine quelques secondes en l’air.

Là non plus, donc, aucun argument réel à l’appui d’un usage d’armes chimiques par les troupes ukrainiennes. 

Des images de drones qui ne prouvent rien

Restent deux autres publications, qui ne montrent que des drones : les munitions destinées à y être attachées, ainsi que leurs effets sur les soldats, restent invisibles. Dans ces conditions, impossible de savoir si ces appareils servent à larguer des munitions chimiques ou conventionnelles. 

Depuis le début du conflit, les armées ukrainiennes et russes recourent à des drones civils pour bombarder les troupes ennemies avec des munitions explosives. Cette utilisation abondante, notamment du côté ukrainien, était expliquée dans cet article sur notre site. Il n’est donc pas possible de lier systématiquement usage de drones et utilisation d’armes chimiques, comme semblent le croire ceux qui relaient ces images.

Celles publiées par le compte Donbass Devushka, le 7 février 2023, sont de ce type : relayant des accusations d’utilisation d’armes chimiques par l’armée ukrainienne, on ne peut y voir que des piles de drones civils.

Dans ces images, partagées par le compte pro-russe "Donbass Devushka", on ne voit en fait que des drones civils, sans munitions. Impossible d'affirmer qu'ils servent à larguer des armes chimiques.
Dans ces images, partagées par le compte pro-russe "Donbass Devushka", on ne voit en fait que des drones civils, sans munitions. Impossible d'affirmer qu'ils servent à larguer des armes chimiques. © Observateurs

On peut constater qu’ils portent des moteurs de la marque ukrainienne Flymod, spécialisée dans ce type de drones.

Les disques rouges visibles entre les drones sont en réalité des moteurs de la marque ukrainienne Flymod. On reconnaît, sur certains d'entre eux, la forme du trident ukrainien que l'entreprise ajoute parfois sur ce modèle en soutien aux forces armées du pays.
Les disques rouges visibles entre les drones sont en réalité des moteurs de la marque ukrainienne Flymod. On reconnaît, sur certains d'entre eux, la forme du trident ukrainien que l'entreprise ajoute parfois sur ce modèle en soutien aux forces armées du pays. © Observateurs

En effectuant une recherche d’images inversée (voir ici comment procéder), il est possible de retrouver la provenance de ces photos. Il s’agit en fait de captures issues d’une vidéo publiée sur Twitter par le soldat volontaire ukrainien Serhii Sternenko le 4 février.

Sur sa chaîne Telegram, le même soldat évoque également ces drones. Dans une publication du 7 février, il explique qu’il s’agit de "drones kamikazes", achetés grâce à une collecte auprès de ses abonnés. 

Quelques jours avant, il avait également posté une vidéo montrant l’utilisation de ces engins : armés d’un explosif, ils sont envoyés directement sur les lignes ou les véhicules ennemis, où ils détonnent avec leur charge.

Dans une vidéo de sa chaîne Telegram publiée le 7 février, Sternenko montre des scènes capturées par ses drones. On voit qu'ils sont envoyés dans les tranchées ennemies (à gauche), où ils explosent avec leur charge (à droite).
Dans une vidéo de sa chaîne Telegram publiée le 7 février, Sternenko montre des scènes capturées par ses drones. On voit qu'ils sont envoyés dans les tranchées ennemies (à gauche), où ils explosent avec leur charge (à droite). © Telegram/@ssternenko

A priori, ici, pas de preuves sérieuses d’utilisation d’armes chimiques, ni de connexion avec Robert Brovdi, comme l’affirmait le compte Donbass Devushka.

Même constat pour la quatrième publication, publiée le 5 février, montrant une carcasse de drone.

Pour ce compte, qui publie son tweet le 5 février, ce drone brûlé a servi à "un largage de produits chimiques sur les positions du front". Il partage également la même vidéo que dans notre premier exemple.
Pour ce compte, qui publie son tweet le 5 février, ce drone brûlé a servi à "un largage de produits chimiques sur les positions du front". Il partage également la même vidéo que dans notre premier exemple. © Twitter

Leur source originale est une chaîne Telegram nommée Ingénieur russe, qui rédige régulièrement de longs messages sur le monde de l'armement. Elle publie le 5 février ces trois photos. Elles n’étaient initialement pas liées à la vidéo de l’arsenal de grenades rouges et noires, diffusée dans un message juste avant.

Comme la publication Twitter qui reprend ses informations, elle affirme que le drone brûlé aurait été photographié à Novobakhmutovka, où "il vient d’y avoir une libération de produits chimiques sur le front". Aucune preuve sérieuse n’est avancée : la source serait "des amis sur le front", et les images illustrant l'attaque ou les effets sur les soldats sont absentes. Insuffisant, là aussi, pour conclure à l’utilisation d’armes chimiques.

"L’unique preuve, c’est la collecte d’échantillons sur site"

Dans tous les cas, comme le rappelle Matteo Guidotti, "l’unique preuve, c’est la collecte d’échantillons sur site". Sans accès au front, il serait extrêmement difficile de prouver l’utilisation de telles armes sur la base de vidéos et de photos. 

Lorsqu'elles sont possibles, de telles investigations sont de la responsabilité de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), chargée de faire appliquer la convention du même nom, dont la Russie et l’Ukraine sont signataires. 

Sollicitée par la rédaction des Observateurs de France 24, l’OIAC indique pour l’heure "n’avoir reçu aucune preuve d’un usage d’armes chimiques en Ukraine, ni de requêtes pour enquêter en ce sens".

Pourtant, les accusations d’utilisation d’armes interdites par le droit international reviennent régulièrement dans la rhétorique russe contre l’Ukraine. Le lundi 6 février, le comité d’enquête de la Fédération de Russie annonçait vérifier l’utilisation d’armes chimiques à Bakhmout et Soledar, dans un récit semblable à celui véhiculé par les publications vues plus haut. Il n’a fourni aucune preuve pour soutenir ses affirmations.