Pourquoi ces livres russes ont-ils été détruits en Ukraine ?
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Une vidéo diffusée depuis le 12 février 2023 sur Twitter est présentée par de nombreux comptes comme montrant la destruction de livres russes en Ukraine et est rapprochée de celles organisées par les nazis en 1933. Cette vidéo s’inscrit dans un contexte bien précis : l'association à l'origine de l'initiative explique recycler des ouvrages russes pour soutenir financièrement l'armée ukrainienne.
La vérification en bref
- Depuis le 12 février 2023, des comptes partagent sur Twitter et Facebook une vidéo montrant plusieurs personnes détruire des livres russes ; les publications comparent la scène aux autodafés réalisés par les nazis en Allemagne en 1933.
- La rédaction des Observateurs de France 24 a identifié le contexte de la scène. Ces livres russes sont collectés et recyclés dans le cadre d’un projet mené par l’association Volontaires de Podillya, en collaboration avec la municipalité de Khmelnytskyï, une ville de l’est de l’Ukraine.
- Contactée par notre rédaction, l’association a expliqué "recycler des livres écrits ou traduits en russe et des livres de propagande russe" afin "d’acheter des articles nécessaires aux forces armées ukrainiennes".
Le détail de la vérification
Des livres par dizaines, sortis de camionnettes et lancés à terre – à la main ou à la pelle –, puis empaquetés et stockés les uns contre les autres.
C'est ce que montre une vidéo partagée depuis le 12 février 2023 et visionnée plus de 120 000 fois. Selon les publications qui la relaient, il s'agirait d'un "autodafé" de livres russe en Ukraine. Un autodafé correspond à une destruction par le feu d’objets condamnés.
"La destruction des livres des auteurs russes ou en russe (donc Tolstoï, Dostoïevski, entre autres) a commencé en #Ukraine !", écrit ainsi un utilisateur de Twitter dans cette publication du 12 février 2023 partagée plus de 3 400 fois.
Ces publications dressent un parallèle avec les autodafés réalisés au lendemain de l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir par les nazis et qui avaient alors visé des ouvrages revendiqués comme "non allemands". "Comme en 1933 en Allemagne quand les jeunesses nazies brûlaient tous les textes juifs, russes…", peut-on ainsi lire dans ce même tweet.
En France, la vidéo a notamment été partagée par l’ancien candidat à l’élection présidentielle François Asselineau, dans un tweet partagé plus de 2 000 fois. Il voit en cette vidéo l’expression du caractère "néonazi" du régime de Kiev, "soutenu par l'Otan et Macron".
Selon cette publication en anglais partagée plus de 1 000 fois, ces images s’inscriraient même dans une politique plus globale. "Plus de 11 millions de livres en langue russe, ou tout autre livre dont le contenu contredit la 'nouvelle' histoire inventée de l'Ukraine️ seront détruits pour cacher la vérité", peut-on lire.
Collecte de livres russes et de propagande
Mais que montrent ces vidéos ? Des livres russes sont-ils vraiment détruits en Ukraine et si oui, pourquoi ?
On peut chercher plus d’informations sur ces vidéos en consultant les différentes légendes qui les accompagnent.
Dans l’une d’elles, il est par exemple écrit : "Sur la vidéo : Khmelnytskyï. À cet endroit, ils ont déjà remis 22,5 tonnes de livres." Sur la vidéo correspondante, on peut également lire l'inscription "Виктория Мельникова в ТГ", qui peut être traduite par "Victoria Melnikova dans TG".
En se rendant sur Telegram, réseau social souvent abrégé par les lettres "TG", on peut se rendre sur le compte mentionné, sur lequel on retrouve la vidéo.
"Nous sommes dans la ville de Khmelnytskyï [dans l’ouest de l’Ukraine, NDLR] et nous avons déjà livré 22,5 tonnes de livres à recycler, et le plus intéressant est que l'argent récolté servira à acheter des munitions pour les militants ukrainiens", est-il notamment écrit en légende.
En entrant les mots-clés, en ukrainien, "хмельницкий книги" ("Khmelnytskyï livres") dans un moteur de recherche, on peut retrouver un article du 9 février 2023 publié par le site web de la télévision nationale Suspilne. On y voit des images extraites de la vidéo partagée récemment.
Quant aux vidéos, on les retrouve dans ce reportage publié le 9 janvier 2022 par le média "33 канал" ("Chaîne 33", en français). Celles-ci s'inscrivent selon ces médias dans un projet lancé par l’association Volontaires de Podillya en collaboration avec le conseil municipal de Khmelnytskyï.
Soutenir les forces armées ukrainiennes
Sur le compte Facebook de l’association Volontaires de Podillya, on retrouve en effet des images qui semblent avoir été prises au même moment et au même endroit que la vidéo.
Contactée par la rédaction des Observateurs de France 24, l'association a précisé, par l'intermédiaire de l'un des bénévoles, quels ouvrages étaient concernés par cette campagne lancée en novembre 2022.
Nous collectons les livres écrits ou traduits dans la langue des occupants et les livres dans d'autres langues qui contiennent de la propagande russe et une dévalorisation de l'Ukraine.
Les gens choisissent les livres qu’ils apportent. D'après ce que j'ai vu, 70 à 80 % d'entre eux sont de la propagande russe [en particulier pour les enfants, NDLR].
L'opération vise ainsi à transformer ces livres en maculature ("макулатуру", en ukrainien), un terme qui désigne un papier grossier, généralement fabriqué à partir de reliquats ou d'invendus. Ces livres sont donc bien détruits, même si le traitement qui leur est réservé ne correspond pas à la définition d'un "autodafé".
Nous ne brûlons pas les livres, nous les recyclons. Nous avons collecté 22,5 tonnes de maculature. Cela représente une valeur de plus de 100 000 hryvnias [environ 2 500 euros, NDLR]. Les fonds seront utilisés pour acheter des articles nécessaires pour les forces armées ukrainiennes. Le type d'équipement et leur quantité sera annoncé plus tard.
Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, le conseil municipal de Khmelnytskyï, partenaire de la campagne, n’a à ce jour pas donné suite à nos sollicitations.
Des campagnes similaires ont été menées dans d'autres villes ukrainiennes, comme à Tchernivtsi, située dans l'ouest du pays.
Dans d’autres municipalités, comme Starokostiantyniv ou Zaporijjia, les bénéfices du recyclage des livres russes sont utilisés par les bibliothèques pour acheter de la littérature ukrainienne.
En Ukraine, une dérussification de la culture
Si ces images ne s’inscrivent pas dans une politique de destruction enclenchée par le gouvernement – comme le fut celle menée par les nazis en 1933 –, elles font écho à une politique volontariste de dérussification à l'œuvre en Ukraine, qui a pris une nouvelle dimension depuis le début de la guerre en février 2022. Une démarche nécessaire selon Kiev, pour qui la culture ukrainienne a longtemps été étouffée par l'influence russe et soviétique.
En novembre, 19 millions de livres ont ainsi été radiés dans les bibliothèques publiques, après des recommandations du ministère de la Culture et de la Politique de l'information, comme l'explique cette publication du 6 février 2023 du Parlement ukrainien.
Parmi eux, 11 millions d’ouvrages en russe, un chiffre qui fait écho à celui mis en avant dans la publication en anglais mentionnée ci-dessus, bien que la vidéo n'illustre pas cette réalité.
Mais ces radiations ont aussi concerné des "livres en langue ukrainienne datant de l'ère soviétique" ou des "livres dont les auteurs ont soutenu l'agression armée contre l'Ukraine", explique la députée Yevgenia Kravchuck dans ce communiqué.
L’objectif affiché était ainsi d’augmenter la part de la littérature en langue ukrainienne, alors que 44 % des livres seraient actuellement en russe dans les bibliothèques publiques du pays.
Deux lois pour "protéger la culture de la propagande russe"
Les restrictions concernent à la fois l'importation de livres imprimés en Russie ou en Biélorussie et l’impression de livres signés par des écrivains russes contemporains.
Mais contrairement à ce qu’affirment beaucoup de publications relayant ces images de destructions de livres, l’interdiction ne concerne toutefois que les auteurs ayant gardé leur passeport russe après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, épargnant ainsi de nombreux classiques russes, comme les œuvres de Pouchkine ou de Tolstoï.
En parallèle, des tentatives de russification
Signe de l'existence d'une réelle bataille culturelle, la littérature est aussi prise pour cible dans les territoires occupés par l'armée russe. Début février, le Centre de la résistance nationale (CNR), un site géré par les forces d'opérations spéciales ukrainiennes, a affirmé avoir saisi dans la région de Louhansk des livres de littérature ukrainienne qui feraient notamment partie d'une liste du Kremlin de 365 textes ukrainiens interdits.
Selon le CNR, des livres auraient été brûlés dans des chaudières utilisées pour chauffer des immeubles d'habitation dans la ville minière de Rovenky.
Mais ces accusations d'autodafés se retrouvent parfois également au cœur de contenus manipulatoires. En mai 2022, des comptes avaient affirmé, photo à l’appui, que l’armée russe avait détruit des livres ukrainiens. L'image montrait en fait un autodafé organisé par des manifestants prorusses en Crimée en 2010, comme la rédaction des Observateurs de France 24 l’avait expliqué dans cet article.
En comparant cette campagne aux autodafés menés en Allemagne à la veille de la Seconde Guerre mondiale, ces publications visent aussi à alimenter le narratif d'une "Ukraine nazie", utilisé par Moscou pour justifier l'invasion de l'Ukraine. De nombreux contenus manipulatoires nourrissant la même rhétorique ont déjà été vérifiés par la rédaction des Observateurs de France 24.
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