Afghanistan : des faux profils qui servent la propagande des Taliban sur les réseaux sociaux
Plusieurs comptes Twitter essayant de se faire passer pour des médias sont apparus sur les réseaux sociaux depuis que les Taliban ont pris le contrôle de l'Afghanistan en août 2021. Les chercheurs de l'ONG Afghan Witness ont enquêté et observé que les informations qu’ils relayaient n’étaient pas fondées et visaient à affaiblir les mouvements d'opposition dans le pays et à museler les médias indépendants.
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Depuis décembre 2022, des chercheurs de l’ONG Afghan Witness, un projet de défense des droits de l’Homme qui documente l’actualité afghane, a identifié une série de faux comptes sur Twitter et les messages qu’ils tentent de relayer. Leur analyse s’est notamment concentrée sur le compte @AF_Inter5, qui se présente comme le média "Afghanistan International". Ce compte a été supprimé entre le 16 et le 19 mars, après la publication de notre article en anglais.
"Cela va miner la confiance dans le mouvement d'opposition"
La rédaction des Observateurs de France 24 a échangé avec Tom Stubbs, analyste sur les opérations d'information à Afghan Witness.
Les contenus se concentrent essentiellement sur le dénigrement d’"Afghanistan International" et de l'opposition afghane. Et beaucoup de leurs sujets ne sont pas couverts par d'autres médias. Normalement, lorsque vous avez un article d'Afghanistan International ou d'une autre agence de presse, il est possible de suivre l'information et de déterminer si ce qu'ils disent est vrai. Mais ce faux compte ne relayait que des informations falsifiées.
Les publications du compte @AF_Inter5 louent souvent l’action des Taliban. Dans un message, publié le 1er mars et consulté plus de 57 000 fois, il est indiqué que l'ancien commandant en chef de l'armée de la République d'Afghanistan et ancien vice-ministre de l'intérieur chargé de la sécurité, Khoshal Sadat, a déclaré que l'arrivée des Taliban avait mis fin à la République, ainsi qu'à "l'espionnage, au nationalisme et à l'insurrection".
Cependant, il n'existe aucune autre trace de cette déclaration dans les médias en anglais, en persan ou en pachto. Et l'image partagée dans la publication date de 2020, avant que les Taliban ne prennent le contrôle du pays.
Les messages discréditent également le Front national de résistance (NRF), principale résistance organisée au contrôle des Taliban. Un tweet du 11 mars visionné plus de 20 000 fois, affirme que le chef du NRF, Ahmad Massoud, a déclaré au New York Times que son organisation entretenait des relations étroites avec l'État islamique de la province de Khorasan (ISKP), une partie de l'organisation de l'État islamique active en Afghanistan.
Cependant, Ahmad Massoud n'a jamais été interviewé par le New York Times et n'a jamais déclaré que le NRF entretenait de bonnes relations avec l'État islamique de la province de Khorasan. Cette affirmation sert à associer le seul mouvement de résistance légitime qui lutte pour la démocratie en Afghanistan avec l'ISKP, une organisation désignée comme terroriste par l'ONU.
Dans un autre tweet, on pouvait lire qu'un commandant de la NRF s'était rendu en Israël pour discuter d'objectifs bilatéraux, alors qu'aucun autre média n'a fait état de cette visite.
Tom Stubbs explique que ce contenu reprend les éléments de langage utilisés couramment par les Taliban :
Cela va miner la confiance dans le mouvement d'opposition parce que si les gens croient ce que ce faux compte dit sur le mouvement d'opposition, ils croiront que [la NRF] traite avec les ennemis de l'Afghanistan et les gens qui veulent détruire l'Afghanistan, qu'ils traitent avec [l’organisation] l'État islamique. Cela dégrade vraiment l'opinion que les gens ont de la NRF.
Les récits partagés dans ces contenus sont également très différents de ceux qui sont partagés par le véritable média Afghanistan International, qui garantit de "fournir des informations équilibrées et impartiales sur tous les Afghans, y compris toutes les voix des secteurs politiques, sociaux et commerciaux en Afghanistan et dans le monde entier", selon son site web.
Afghanistan International est une radio et un média basé au Royaume-Uni qui a émergé du média Iran International lorsque les Taliban ont pris le contrôle de l'Afghanistan. Iran International a été critiqué pour ses liens présumés avec l'État saoudien par le biais du financement de sa société mère, bien que l'organe de presse le nie.
Le faux compte n'avait que 6 500 abonnés au moment de sa suppression. Il est désormais inaccessible. Ses messages étaient parfois vus plus de 50 000 fois et font l'objet de nombreux commentaires et partages.
Un faux compte mal copié
Après avoir remarqué l'intérêt que suscitait @AF_Inter5 en ligne, l'équipe d'Afghan Witness a analysé son contenu et ses pratiques de publication. L’ONG a rapidement établi que le compte était un faux, grâce à plusieurs indicateurs manifestes sur sa page.
Tout d'abord, le compte n'est pas vérifié sur Twitter, contrairement au compte officiel d'Afghan International, qui est vérifié par Twitter Blue. Le faux compte a une biographie et une adresse électronique différentes de celles du vrai média - notamment une adresse gmail, et non une adresse "@Afintl.com". Afghan Witness note aussi que le compte a été créé en novembre 2021, plusieurs mois après la prise de contrôle du pays par les Taliban.
Le faux compte publiait par ailleurs beaucoup moins de messages que le vrai compte d'Afghanistan International : 236 tweets contre 34 230 tweets pour le vrai compte.
Enfin, la photo de couverture du faux compte montre une salle de presse de CNN, tandis que le vrai compte affiche un graphique d'Afghanistan International accompagné d'un texte.
Les tweets du faux compte semblent néanmoins très convaincants. Ils suivent la même charte graphique que les tweets breaking news d'Afghanistan International, avec un logo et un texte édité sur une photo.
>> LIRE SUR LES OBSERVATEURS : Comment enquêter sur un compte ou des publications sur Twitter
Selon l'outil Account Analysis, qui permet d'afficher des statistiques sur les habitudes de publication d'un compte Twitter, @AF_Inter5 avait tendance à publier entre 6h30 et 20h30 (heure d'Afghanistan), loin des 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 du vrai média.
Tous les messages de @AF_Inter5 ont été publiés sur Twitter pour Android, ce qui pourrait indiquer qu'il est géré par un même individu ou un groupe d'individus qui soutiendrait les Taliban. En revanche, le vrai compte d'Afghan International publie des messages à partir du client web de Twitter, Tweetdeck, et de plusieurs clients de réseaux sociaux - ce qui est plus typique d'une rédaction gérée par une équipe de plusieurs personnes.
Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24 avant la suppression du faux compte, Afghanistan International a confirmé qu'il n'était pas du tout affilié au compte @AF_Inter5 et qu'il "essayait de le supprimer depuis un certain temps, sans grand succès".
Les Taliban essaient de transformer l'environnement médiatique en Afghanistan en "une machine à promouvoir les Taliban".
Selon M. Stubbs, rien ne permet à l'Afghan Witness d'affirmer que les personnes qui postent sur @AF_Inter5 font partie des Taliban. Néanmoins, le compte reprend plusieurs aspects majeurs de la campagne de propagande en ligne des Taliban.
Nous avons constaté que les Taliban qualifient Afghanistan International de "fake news" lorsque ce média publie des articles critiquant les Taliban. Et ils sont incroyablement enclins à s'emparer des informations qu'ils jugent injustes. L'existence de ces faux comptes s'inscrit dans le cadre plus large de la campagne d'information que les Taliban tentent de mettre en place - ils essaient de miner la confiance à l'égard des sources d'information indépendantes.
L'environnement de l'information dans le pays s'érode à un rythme effréné. Les sources d'information officielles auxquelles les gens peuvent faire confiance sont de moins en moins nombreuses. Cela signifie donc qu'il y aura à terme une source de moins à laquelle les gens pourront s'adresser. Les Taliban tentent de transformer l'environnement médiatique afghan en une machine à promouvoir les Taliban. Ce que nous observons, c'est un mouvement révolutionnaire qui tente de réduire à un rythme effréné un environnement médiatique libre, comme cela n'a jamais été fait auparavant dans le monde. Bien souvent, les restrictions imposées à la presse sont progressives, mais ce que font les Taliban est incroyablement rapide.
Les opérations de propagande en ligne n'ont rien de nouveau pour les Talibans, et nombreux sont ceux qui pensent qu'elles ont joué un rôle clé dans la reprise du contrôle du territoire afghan par le groupe.