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Non, le tremblement de terre en Turquie ne menace pas l'approvisionnement en gaz de l’Europe

Cette carte et cette vidéo ont été relayées par plusieurs comptes pour affirmer que le tremblement de terre avait détruit un gazoduc approvisionnant l'Union Européenne. C'est faux.
Cette carte et cette vidéo ont été relayées par plusieurs comptes pour affirmer que le tremblement de terre avait détruit un gazoduc approvisionnant l'Union Européenne. C'est faux. © Observateurs

Quelques heures après les séismes du 6 février, plusieurs comptes Twitter ont relayé la carte d’un gazoduc turc approvisionnant l’Europe. Selon ces sources, il aurait été détruit par la catastrophe, menaçant ainsi le continent de pénurie. Une affirmation sans fondement et appuyée par au moins une vidéo sortie de son contexte.

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La vérification en bref

  • Le 6 et le 7 février, plusieurs utilisateurs de Twitter relaient une carte montrant le tracé du TANAP, un gazoduc approvisionnant l’Europe en gaz naturel via la Turquie. Ces internautes affirment que le pipeline aurait été détruit par les séismes du 6 février, menaçant les pays européens de pénurie.
  • Ces affirmations s’appuient sur des vidéos qui montreraient les incendies provoqués par la rupture de conduites de gaz. Si ces images montrent bien gazoducs en flammes, elles ont été filmées dans le sud du pays, loin du TANAP.
  • Ce gazoduc se trouve plus au nord, suffisamment loin de l’épicentre du séisme pour avoir été affecté. L’organisme en charge du réseau gazier européen n’a constaté aucune baisse d’approvisionnement en provenance de la Turquie.

Le détail de la vérification

“Les séismes qui ont frappé la Turquie ont détruit le gazoduc en provenance de l'Azerbaïdjan”, affirme le 6 février ce compte dans un tweet vu plus de 200 000 fois. 

Il fait référence aux deux secousses sismiques qui ont ravagé dans la matinée le sud de la Turquie, ainsi que le nord-ouest de la Syrie. À l’appui de ces propos, une carte rédigée en turc : elle montre un réseau de gazoducs permettant d’acheminer le gaz naturel de gisements situés en Azerbaïdjan jusqu’à la Grèce, puis l’Italie, en transitant par la Turquie.

Pour cet utilisateur, cette carte montre un "gazoduc en provenance de l'Azerbaïdjan" détruit par les tremblements de terre. En réalité, on peut voir trois gazoducs sur l'image, le long du corridor gazier sud-européen.
Pour cet utilisateur, cette carte montre un "gazoduc en provenance de l'Azerbaïdjan" détruit par les tremblements de terre. En réalité, on peut voir trois gazoducs sur l'image, le long du corridor gazier sud-européen. © Twitter

“Cela ne pouvait pas être pire pour l'UE qui va se retrouver en face d'un vrai risque de pénurie de gaz”, poursuit le tweet.

Le lendemain, le même utilisateur francophone relaie une vidéo – censée provenir de Turquie montrer un incendie lié à la destruction de ce gazoduc “en provenance de l'Azerbaïdjan”.

Le 7 février, soit le lendemain de son premier tweet, le même compte publie une vidéo d'incendie : selon lui, elle montrerait le gazoduc approvisionnant l'Union Européenne en proie aux flammes, une information qu'il pense confirmée par "la compagnie énergétique publique [turque] BOTAS".
Le 7 février, soit le lendemain de son premier tweet, le même compte publie une vidéo d'incendie : selon lui, elle montrerait le gazoduc approvisionnant l'Union Européenne en proie aux flammes, une information qu'il pense confirmée par "la compagnie énergétique publique [turque] BOTAS". © Twitter

Des affirmations reprises par d’autres utilisateurs dans la journée du 6 et du 7 février. Ce compte exprimant régulièrement une rhétorique complotiste établit un lien entre la destruction supposée du gazoduc turc et “le sabotage de Nord Stream”. La mise hors-service de ces gazoducs reliant la Russie à l’Allemagne par des détonations, probablement d’origine humaine, en septembre 2022, avait fait peser des soupçons sur plusieurs pays. Dans son tweet publié le 7 février, l’utilisateur s’étonne : “Comme par hasard... ça commence à faire pas mal de coïncidences.”

Pour cet utilisateur qui reprend la même image de carte, la destruction supposée du gazoduc entre l'Azerbaïdjan et l'Europe aurait à voir avec "le sabotage de Nord Stream".
Pour cet utilisateur qui reprend la même image de carte, la destruction supposée du gazoduc entre l'Azerbaïdjan et l'Europe aurait à voir avec "le sabotage de Nord Stream". © Twitter

Vraie carte, vraie vidéo… mais pas le même gazoduc

Lorsqu’on examine la carte relayée par la plupart des publications évoquant cet événement, on constate qu’elle montre trois gazoducs bien réels. On peut y voir le pipeline du Caucase du sud (SCP), en jaune, qui traverse l’Azerbaïdjan et la Géorgie, le gazoduc transanatolien (TANAP), en vert sur le territoire turc, et le gazoduc transadriatique (TAP), en bleu foncé, qui connecte la Turquie à la Grèce et l’Italie. 

L’ensemble forme le corridor gazier sud-européen (SGC), en bleu clair, qui permet d’acheminer le gaz des gisements azerbaïdjanais vers les pays de l’Union européenne.

Sur cette carte en turc, on peut voir l'ensemble des installations gazières formant le corridor gazier sud-européen. Elle porte également le logo officiel de la compagnie en charge du gazoduc TANAP.
Sur cette carte en turc, on peut voir l'ensemble des installations gazières formant le corridor gazier sud-européen. Elle porte également le logo officiel de la compagnie en charge du gazoduc TANAP. © Observateurs

 

“Le gazoduc en provenance de l'Azerbaïdjan” évoqué par les publications annonçant sa destruction serait donc le TANAP, la partie turque de ce dispositif.

Cette carte est aujourd’hui introuvable sur le site du TANAP, même si on y trouve une image similaire avec les mêmes pictogrammes et codes couleur. Elle a été utilisée par les médias turcs en mai-juin 2018, au moment de l’ouverture du pipeline, sans jamais être attribuée directement à la compagnie gestionnaire du TANAP.

Il n’est pas possible de déterminer s’il s’agit d’un document officiel, le logo du TANAP n’étant pas visible sur les versions retrouvées en ligne. 

Dans cet ancien article du média turc Ensonhaber annonçant l'ouverture du gazoduc pour juin 2018, la même carte que celle relayée par les internautes a été intégrée, légèrement remaniée et sans le logo TANAP.
Dans cet ancien article du média turc Ensonhaber annonçant l'ouverture du gazoduc pour juin 2018, la même carte que celle relayée par les internautes a été intégrée, légèrement remaniée et sans le logo TANAP. © Observateurs

Si la carte existe déjà sur internet, rien n’indique que le TANAP ait été touché par le tremblement de terre : aucune information n’a été diffusée par les médias turcs ou internationaux à ce sujet. 

La vidéo relayée pour illustrer l’événement, elle, montre un probable feu de gazoducs, mais très loin du TANAP. Le 6 février à 4 h du matin, quelques heures après le premier tremblement de terre, cet utilisateur turc l’a partagée pour la première fois en la commentant : “Il y a un grand incendie à Maraş”.

Maraş, diminutif de Kahramanmaraş, est située à un peu plus de 250 kilomètres au sud du TANAP. C'est l'une des villes les plus durement touchées par le tremblement de terre.

La vidéo d'incendie ne montre pas le gazoduc TANAP, mais, selon le premier compte à l'avoir postée, un feu de gaz naturel à proximité de la ville de Kahramanmaraş.
La vidéo d'incendie ne montre pas le gazoduc TANAP, mais, selon le premier compte à l'avoir postée, un feu de gaz naturel à proximité de la ville de Kahramanmaraş. © Observateurs

Les médias turcs se sont également fait l’écho d’autres feux de gazoducs dans la région de Hatay, là aussi à plusieurs centaines de kilomètres du parcours du TANAP.

Dans ce tweet, le média turc Cumhuriyet annonce "un incendie [...] dans le village de Hatay [dû à] l'explosion de conduites de gaz naturel".

Trop loin des épicentres pour être affecté

En réalité, ce gazoduc acheminant du gaz naturel à l’Union Européenne est situé trop loin des épicentres des deux séismes qui ont frappé la Turquie pour être affecté dans son fonctionnement. À l’aide d’une carte de son tracé disponible en ligne sur le site de l’ENTSOG, l’organisme en charge du réseau gazier européen, la rédaction des Observateurs de France 24 a pu déterminer que le TANAP se trouvait à son point le plus proche à 297 km du premier épicentre, et à 186 du second.

Sur cette carte, on peut voir les épicentres du premier séisme, le plus au sud, et du second, au nord. Ils sont séparés du gazoduc par respectivement 180 et 300 km.
Sur cette carte, on peut voir les épicentres du premier séisme, le plus au sud, et du second, au nord. Ils sont séparés du gazoduc par respectivement 180 et 300 km. © Observateurs

Interrogé sur la probabilité que les séismes du 6 février aient pu avoir une incidence sur le TANAP, Philippe Guéguen, sismologue et directeur de recherche à l’Institut des sciences de la Terre de l’Université de Grenoble, explique :

A cette distance, il y a peut-être eu un déplacement du sol de l’ordre de 20 cm au cours du séisme. Pour endommager un gazoduc comme celui-là, il faudrait un peu plus.

Contactés, ni le fournisseur français de gaz Engie, ni l’ENTSOG n’ont constaté d’anomalie à la suite des tremblements de terre en Turquie. “Nous ne voyons pas de problème à l’heure actuelle concernant les flux de gaz par cet itinéraire, ou d’impact sur les livraisons”, commente l'organisme européen.

À ce jour, l’approvisionnement de l’Union Européenne en gaz par le TANAP n’est donc pas menacé par les tremblements de terre en Turquie. 

Cependant, ce gazoduc est bien exposé à un fort risque sismique. “Il traverse des zones de failles importantes”, rappelle Philippe Guéguen, “et on sait que les installations linéaires, comme les gazoducs, sont particulièrement sensibles aux déplacements du sol.”