"Ce qu'ils font, c'est de la distraction" : sur Twitter, des spams chinois occultent les manifestations

Les protestations se propagent à travers la Chine en raison des restrictions strictes imposées par la politique "zéro Covid" du gouvernement. Mais les utilisateurs de Twitter recherchant des informations sur les villes concernées par ces manifestations sont confrontés à un océan de tweets provocants montrant des jeunes femmes dans des poses suggestives et faisant la publicité de services de "rencontres".

Le 30 novembre 2022, une recherche Twitter utilisant la localisation du hashtag "Beijing #北京" fait apparaître comme premier résultat un tweet provocateur (à gauche) d'une jeune femme. Cette recherche ne montre aucun signe de propagation des protestations contre la politique "zéro Covid" du gouvernement chinois du pays, qui applique la tolérance zéro, comme le montre une photo prise à Pékin (à droite).
Le 30 novembre 2022, une recherche Twitter utilisant la localisation du hashtag "Beijing #北京" fait apparaître comme premier résultat un tweet provocateur (à gauche) d'une jeune femme. Cette recherche ne montre aucun signe de propagation des protestations contre la politique "zéro Covid" du gouvernement chinois du pays, qui applique la tolérance zéro, comme le montre une photo prise à Pékin (à droite). © Twitter / @GFWfrog
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Depuis le dimanche 27 novembre, quiconque recherchant sur Twitter des informations concernant les villes chinoises où des manifestations ont eu lieu - comme Pékin, Shanghaï, et Hangzhou - aura été confronté à une accumulation interminable de spams. Cet obstacle rendant presque impossible la recherche et le partage d'informations utiles, les images de ces manifestations se sont répandues plus lentement  

Le 2 décembre, alors que les restrictions sanitaires avaient déjà été assouplies dans certaines villes dont Shanghaï et Guangzhou, l'équipe des Observateurs de FRANCE 24 a analysé ces tweets chinois, qui continuaient à inonder plusieurs hashtags et fils Twitter. 

Ces tweets ont été publiés toutes les deux secondes à partir de centaines de comptes Twitter différents, la plupart créés au cours des deux derniers mois. Et ces comptes n'ont que très peu, voire aucun followers, un indice courant qui semble indiquer qu'il s'agit de faux comptes ou de comptes créés artificiellement.

>> À lire sur le site des Observateurs : Comment enquêter sur un compte ou des publications sur Twitter

Ces tweets mentionnant différentes villes comportaient des formulations similaires, parfois même identiques, souvent des mots aléatoires ou des fragments de phrases dénués de sens en chinois et en anglais. Plusieurs photos identiques ont également été postées d'innombrables fois.

Ces tweets viennent de plusieurs comptes Twitter différents qui portent tous les même nom d'utilisateur :  "小女人22". Mais ils mentionnent deux villes différentes : Chengdu (à gauche) et Pékin (à droite).
Ces tweets viennent de plusieurs comptes Twitter différents qui portent tous les même nom d'utilisateur : "小女人22". Mais ils mentionnent deux villes différentes : Chengdu (à gauche) et Pékin (à droite). © Observers

Les mêmes photos sont publiées en boucle par différents comptes, encombrant ainsi le flux Twitter. Les comptes présentés ci-dessous ont des noms d'utilisateurs différents, mais ils ont tous la même photo de profil, ce qui laisse penser qu'il s'agit de spam.

Cette photo d'une femme assise sur un canapé d'extérieur a été tweetée par cinq comptes différents qui ont tous la même photo de profil. Ces publications mentionnent Xuzhou (en haut à gauche), Shanghai (en haut à droite), Changsha (en bas à gauche), Guangzhou (en bas à droite) et Pékin (à droite). Toutes ces villes ont été récemment le théâtre de manifestations contre les restrictions sanitaires.
Cette photo d'une femme assise sur un canapé d'extérieur a été tweetée par cinq comptes différents qui ont tous la même photo de profil. Ces publications mentionnent Xuzhou (en haut à gauche), Shanghai (en haut à droite), Changsha (en bas à gauche), Guangzhou (en bas à droite) et Pékin (à droite). Toutes ces villes ont été récemment le théâtre de manifestations contre les restrictions sanitaires. © Observers

Les experts soupçonnent que le gouvernement chinois pourrait être impliqué dans la publication de ces tweets, mais, pour l'instant, aucun élément ne permet d'affirmer cela. Une enquête plus approfondie et un effort de collaboration avec les plateformes seraient nécessaires pour identifier la source de ce réseau et déterminer s'il s'agit ou non d'une activité coordonnée.

"Il semblerait que certains de ces comptes aient été suspendus"

L'enquêteur Benjamin Strick, membre du Centre for Information Resilience, a collecté plus de 3 000 tweets en utilisant les tags de localisation de trois villes, épelées en mandarin : Pékin #北京 , Hangzhou #杭州 et Chongqing #重庆.

Il a publié ses conclusions sur Twitter, qualifiant ces comptes de "spammeurs", dont certains interagissaient entre eux, et d'autres qui étaient simplement des "comptes solitaires". Dans son fil Twitter, Strick montre que ces tweets ont une très faible audience sur la plateforme et que l'on retrouve des traits communs entre eux.

A twitter thread posted by online investigator Benjamin Strick (@BenDOBrown) showing the activity and interaction of 3000 collected spam tweets tagging different Chinese cities, and the common traits amongst the tweets.

Le matin du vendredi 2 décembre, il a constaté que plus de 1 200 tweets avaient été publiés en seulement 30 minutes sous les hashtags #上海 (Shanghai) #南京 (Nanjing), # 杭州 (Hangzhou), ce qui avait également été le cas tout au long de la semaine.

Dans une mise à jour de ses recherches, Strick a remarqué que "certains de ces comptes ont été suspendus". Il explique qu'il s'agit là d'un trait caractéristique des "spammeurs" : les comptes sont suspendus, puis créés à nouveau. Cette campagne de distraction constitue une violation de la politique de Twitter en matière de spam et de détournement de hashtag, et Twitter est connu pour supprimer de tels messages.

Two posts by Benjamin Strick (@BenDoBrown) showing the 2,000 uploaded tweets using the hashtags of Hangzhou #杭州 (above) and a graph demonstrating that the tweets are gaining minimum interaction.

"N'importe qui ayant l'habitude des réseaux sociaux peut comprendre que ce ne sont que des comptes de spammeurs"

Lorsqu'on lui demande si cette méthode de distraction est efficace, M. Strick répond qu'elle a tendance à ne pas bien fonctionner.

Cette méthode de distraction n'est pas vraiment efficace, car toute personne ayant une certaine culture numérique peut voir qu'il ne s'agit que de comptes de spam. Mais elle constitue en revanche une entrave pour les enquêteurs qui, comme moi, travaillent sur d'éventuelles violations des droits de l'homme et qui s'appuient sur les images diffusées sur des plateformes comme Twitter. Lorsque je me rends sur ces hashtags et que je regarde les derniers contenus, je constate que ce ne sont que des spams qui masquent les vidéos de manifestants battus et détenus par la police en Chine. Il s'agit donc d'un problème assez grave, et Twitter devrait être en mesure d'atténuer la propagation de ces spams.

L'équipe des Observateurs de FRANCE 24 a examiné de plus près les comptes qui tweetent ces spams. La majorité de ces comptes Twitter ont été créés au cours du mois dernier (novembre 2022), n'avaient aucun follower et suivaient soit une poignée de comptes choisis au hasard, soit personne.

Ces quatre comptes ont tous été créés en novembre 2022 et n'ont aucun follower. Deux d'entre eux (en haut à gauche et en bas à gauche) ont exactement la même description.
Ces quatre comptes ont tous été créés en novembre 2022 et n'ont aucun follower. Deux d'entre eux (en haut à gauche et en bas à gauche) ont exactement la même description. © Observers

Les images à caractère sexuel apparaissent rarement sur les réseaux sociaux depuis que le gouvernement chinois a pris des mesures de restriction des contenus vulgaires et pornographiques au début des années 2000. Il est donc peu probable que les tweets faisant la promotion de services sexuels et utilisant des hashtags chinois soient envoyés par des utilisateurs individuels.

Le professeur Gary King, directeur de l'Institute for Quantitative Social Science de Harvard et expert en sciences sociales computationnelles, estime que ces tweets sont une forme de "distraction" destinée à détourner l'attention des manifestations.

Ce qu'ils font, plutôt que de s'attaquer aux personnes qui partagent de "mauvais contenus", c'est de la distraction. Il est très difficile de persuader quelqu'un de changer sa vision des choses. Mais il n'est pas si difficile de détourner son attention et de l'amener à se concentrer sur une nouvelle chose. L'idée est de diluer les messages à caractère négatif, et le gouvernement chinois le fait à grande échelle.

"Le contrôle de l'information n'est pas prêt de disparaître"

Le 30 novembre, un tweet posté par la journaliste singapourienne Melissa Chen rapportait que des internautes chinois se plaignaient du fait que leurs téléphones Huawei, fabriqués en Chine, supprimaient automatiquement les vidéos des manifestations enregistrées dans leurs galeries d'images.

Tweet by Melissa Chen @MsMelChen saying that Chinese social media users reported having videos of protests automatically getting deleted on their Huawei phones without their consent.

L'équipe des Observateurs de FRANCE 24 n'a pas pu vérifier cette affirmation de manière indépendante, mais M. King a noté que cela ne serait pas surprenant que ce soit le cas.

Ce serait techniquement possible et il est très probable que cela se produise à l'avenir. Cela va continuer à se produire sous différentes formes, peut-être que c'est le téléphone qui supprime les vidéos, ou peut-être que c'est quelque chose à laquelle nous n'avons pas encore pensé. Le contrôle de l'information n'est pas une nouveauté, et il n'est pas prêt de disparaître.