Milices, barrages, incendies : la Nouvelle Calédonie s’embrase et redoute "la guerre civile"
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Depuis le 7 décembre, un large mouvement de protestation s’est répandu en Nouvelle Calédonie et a, au fil des jours, pris une tournure de plus en plus violente. Plusieurs vidéos attestent ainsi d'incendies, de barrages routiers, mais surtout de la présence de civils armés de fusils. Si les crispations se concentrent autour du projet de rachat d'une usine de nickel, elles font surtout écho, selon notre Observateur, aux profondes divisions de la société néo-calédonienne.
Dans plusieurs vidéos amateur partagées la semaine du 7 décembre sur les réseaux sociaux, on voit des civils armés de fusils faire face aux manifestants ayant érigé des barrages routiers. Ces derniers se sont mobilisés autour d'un mot d'ordre "usine sud = usine pays", en référence à l'usine de nickel située au sud de l'île Grande Terre, détenue en majorité par l'entreprise brésilienne Vale.
Ces manifestants, majoritairement issus du peuple autochtone kanak, protestent contre un projet de rachat par l'entreprise Trafigura, une opération qui vient selon eux "brader" une ressource locale stratégique. Plusieurs instances représentatives de cette communauté, par exemple le front de libération national Kanak Socialiste (FLNKS), souhaitent une nationalisation du site au nom d'un programme politique se revendiquant du socialisme. Ce programme s'ancre plus largement dans un combat pour l'indépendance de cette ancienne colonie française devenue un territoire d'outre-mer au statut unique.
Publiée par Vvn Pnd sur Jeudi 10 décembre 2020
Un exemple de barrage filtrant à Nepoui.
Pour protester contre ce rachat, les manifestants ont érigé de nombreux barrages routiers à Grande Terre, complets ou filtrants, et ont distribué des tracts. Certains manifestants s'en sont pris également à une station-service de la ville de Mont Dore le 9 décembre en y mettant le feu. Le lendemain, un groupe a tenté de s'introduire dans l'enceinte de l'usine, un site pourtant classé Seveso et donc sujet à de possibles accidents graves. Les gendarmes présents sur place ont dû faire usage de leurs armes pour les repousser.
"Nous avons décidé de monter des groupes d'auto-défense"
Jérôme P. (pseudonyme), travaille à Nouméa et habite à Mont Dore, une commune située à 15 kilomètres de la capitale. Ce loyaliste souhaite le maintien de la Nouvelle Calédonie sous giron français et exprime un ras-le-bol face aux manifestants. Il a souhaité garder l'anonymat par peur de répercussions professionnelles.
Les barrages sont habituels pour nous, dès qu'il y a une mobilisation politique, surtout à Mont Dore. À chaque fois, ce sont près de 12 000 personnes qui se retrouvent coupées du reste de l'île.
Mais cette fois la violence est beaucoup plus importante : nous, les particuliers, avons subi des caillassages, une station-service a été incendiée, un commerce à proximité pillé. Les personnes qui font ça ne sont pas très bien organisées, mais elles sont très nombreuses.
Le média participatif calédonien Radio Cocotier a relayé le témoignage d'une femme qui affirme avoir subi une agression de la part des manifestants à Nouméa lundi 7 décembre. Ce jour-là, les manifestants ont affronté la police, qui a interpellé 47 personnes. Les autorités ont annoncé que 17 policiers et gendarmes avaient été blessés.
Certaines tiennent les barrages en portant des armes, notamment des fusils de chasse. Certaines ont même effectué des tirs de sommation pour empêcher les automobilistes insistants aux barrages [une affirmation que notre rédaction n'a pas pu vérifier de façon indépendante, NDLR].
En réaction, nous avons décidé de monter des groupes d'auto-défense, des sortes de milices privées. L'idée est de défendre nos commerces, notre liberté de circuler. Parmi nous, certains sont armés. Le climat est vraiment très tendu, et fait resurgir le spectre des années 1980 [période d'affrontements entre indépendantistes, forces de l'ordre et caldoches, c'est à dire néo-calédoniens d'origine européenne, NDLR].
"Le pays est au bord de la guerre civile"
#NouvelleCaledonie
— Charli☀️🦎 (@CharliB97783485) December 9, 2020
ambiance de guerre civile depuis 3 jours suite à la vente d'une usine d'extraction du nickel au consortium Prony ressource.
Les #Kanaks autochtones sont contre et ont fait des actions / ici des milices armées veulent mater la révolte pic.twitter.com/KloCt6CjEj
Dans cette vidéo, un homme s'équipe d'un fusil lors d'une contre-manifestation à Païta, à quelques kilomètres au nord de Nouméa. Ces images ont été massivement relayées par les activistes kanaks, qui dénoncent une escalade des tensions.
Le 9 décembre, les autorités calédoniennes ont émis une interdiction stricte du port d'armes jusqu'au 13 décembre.
Côté kanak, le constat est tout aussi alarmiste. "Le pays est au bord de la guerre civile", a déclaré auprès du journal Libération Raphaël Mapou, chef de clan, docteur en droit public et porte-parole de l'Instance coutumière autochtone de négociation (Ican). "On ira au bout des logiques. Chez nous, la maîtrise du sol ne se négocie pas. Seul l'État peut arrêter tout ça en trouvant un autre repreneur pour l'usine. Trafigura ne s'installera pas ici", a-t-il martelé.
Jérôme P. reprend :
Pour moi les violences de cette semaine creusent les divisions et les différences profondes qui existent entre les Kanaks et le reste de la population. Les premiers accordent une importance toute particulière à la notion de collectif, héritée de leur fonctionnement en clans. On voit donc pourquoi l'idéologie socialiste, l'idée de nationaliser les ressources, leur parle. Et cette ressource naturelle est d'autant plus importante quand on connaît leur projet d'indépendance. S'ils veulent créer un État, ce dernier devra pouvoir contrôler ses ressources.
De l'autre côté on a surtout des Européens qui sont plus individualistes, centrés sur leurs cellules familiales, qui veulent développer l'économie et n'ont peut-être pas autant de problèmes avec la notion de capitalisme.
En octobre 2020, un référendum d'autodétermination a vu le "non" à l'indépendance l'emporter à 53 %. Ce scrutin est le deuxième d'une série de trois référendums prévu par les accords de Nouméa, le prochain devant se tenir en 2022 et le précédent s'étant tenu en 2018. Si l'un de ces scrutins voit le "oui" l'emporter, la Nouvelle Calédonie pourra entamer un processus d'accès à l'indépendance.