Un an d’état d’urgence au Salvador : "Je n’ai pas pu échanger avec mon fils depuis son arrestation"

Une manifestation s’est déroulée dans la capitale du Salvador, mardi, pour protester contre les violations des droits de l’Homme commises dans le cadre de l’état d’urgence, mis en place il y a un an pour tenter d’endiguer la violence des gangs. Ce régime d’exception a conduit à l’arrestation d’environ 66 000 personnes, accusées par les autorités d’appartenir à ces groupes, à tort pour plusieurs milliers d'entre eux. Une femme raconte l’angoisse qui la ronge depuis l’arrestation de son fils, il y a onze mois.

Une manifestation dans la capitale du Salvador, contre les violations des droits de l’Homme commises dans le cadre de l’état d’urgence, le 28 mars 2023.
Une manifestation dans la capitale du Salvador, contre les violations des droits de l’Homme commises dans le cadre de l’état d’urgence, le 28 mars 2023. © Laura (pseudonyme).
Publicité

Le 27 mars 2022, le Parlement salvadorien avait décrété l’état d’urgence pour un mois, à la suite de l’assassinat de 87 personnes en trois jours, des crimes attribués aux gangs. Dans ce pays d’Amérique centrale de six millions d’habitants, environ 70 000 personnes appartiennent à ces groupes, dont plus de 17 000 étaient incarcérées avant l'instauration de ce régime d’exception, selon les autorités.

L’état d’urgence, qui permet des arrestations sans mandat, a ensuite été prolongé à douze reprises, pour tenter de lutter contre la violence des gangs. Selon les autorités, il a conduit à l’arrestation de 66 417 personnes, qu’elles soupçonnent d’appartenir à ces groupes. Cette vague d’arrestations aurait permis au pays d’enregistrer le taux d’homicides le plus bas de son histoire. D’après les autorités, plus de 96 % de la population approuverait leur politique

Depuis un an, la police salvadorienne publie de nombreuses photos des personnes qu’elle arrête dans le cadre de l’état d’urgence.

Mais selon des ONG, des avocats et des habitants dont les proches ont été arrêtés, ce régime d’exception a conduit à de nombreuses violations des droits de l’Homme, dont des arrestations de personnes innocentes. Fin mars, le gouvernement a d’ailleurs annoncé que 4 304 détenus avaient été libérés, faute de preuves attestant de leurs liens avec les gangs.

>> LIRE SUR LES OBSERVATEURS (mai 2022) : Arrestations massives, détentions arbitraires d'innocents : la méthode du Salvador contre les gangs

Lundi 27 mars, sept organisations de la société civile salvadorienne ont indiqué qu’elles avaient répertorié 4 723 cas de violations des droits de l’Homme depuis un an : détentions arbitraires, traitements cruels ou dégradants, cas de torture, violences sexuelles, menaces, harcèlement policier, absence de procès équitable et d’accès à la santé… Selon elles, 111 personnes sont mortes en détention. En novembre, le ministre de la Sécurité avait confirmé 90 décès.

D’après les organisations de défense des droits de l’Homme, les autorités ne préviennent pas toujours les familles lorsque leurs proches meurent en détention. Certaines ont même rapporté avoir retrouvé leurs cadavres dans des fosses communes plusieurs mois après leur décès. 

Cette situation a conduit des familles de personnes détenues dans le cadre de l’état d’urgence à défiler mardi 28 mars dans les rues de San Salvador, la capitale, pour dénoncer ces violations des droits de l’Homme.

Manifestation à San Salvador pour dénoncer les violations des droits de l’homme commises dans le cadre de l’état d’urgence, le 28 mars.
Manifestation à San Salvador pour dénoncer les violations des droits de l’homme commises dans le cadre de l’état d’urgence, le 28 mars. © Laura (pseudonyme).

"Quand j’apporte des paquets pour mon fils à la prison, on me dit uniquement : 'Il est là'"

Laura (pseudonyme) est une Salvadorienne dont le fils a été arrêté fin avril 2022. Notre rédaction échange régulièrement avec elle depuis la publication de notre article en mai 2022. Elle souhaite garder l'anonymat, par crainte de représailles.

Mon fils a d’abord été envoyé au centre pénitentiaire La Esperanza, connu comme "Mariona". [En août 2022, cette prison avait quatre fois plus de détenus que sa capacité d’accueil, NDLR.] Un mois après, j’ai reçu un appel m’informant qu’il était très malade, et qu’il allait être transféré dans une autre prison, sans qu’on me dise laquelle. J’ai donc fait le tour des prisons pour savoir où il avait été amené, et j’ai découvert qu’il était dans celle de Quezaltepeque. Mais deux ou trois mois plus tard, on m’a dit qu’il n’y était plus, lorsque je lui ai apporté un paquet. J’ai alors refait le tour des prisons et compris qu’il avait été renvoyé à La Esperanza. 

Le centre pénitentiaire La Esperanza, connu comme "Mariona", dans le nord de la capitale du Salvador, en mars.
Le centre pénitentiaire La Esperanza, connu comme "Mariona", dans le nord de la capitale du Salvador, en mars. © Laura (pseudonyme).

Depuis onze mois, je n’ai eu aucune autre information au sujet de mon fils. Je n’ai jamais pu échanger avec lui. Quand j’apporte des paquets pour lui à la prison - trois tous les deux mois - on me dit uniquement : "Il est là." Je lui amène des gâteaux, de l’avoine, du lait, du shampooing, du savon pour le corps et les habits, une serviette, des chaussettes, des boxers, du détergent, des médicaments, comme de l'Ibuprofène - car ils ne donnent rien à l’intérieur - des vitamines, une brosse à dent, du dentifrice… [Selon le Mouvement des victimes du régime (MOVIR), les paquets sont souvent volés dans les prisons, NDLR.] Parfois, il faut faire la queue pendant un certain temps à l’extérieur de la prison, parfois non.

Des familles à l’extérieur de la prison d’Izalco, avec des paquets ou recherchant des informations concernant leurs proches, en mars. © Mouvement des victimes du régime (MOVIR).

Depuis onze mois, il y a eu une seule audience le concernant, en août, mais le juge n’a pas voulu le libérer. J’ignore quand sera la prochaine, mais j’ai rassemblé des documents pour prouver son innocence : diplômes d’école, lettres de son chef et de ses amis, document montrant qu’il n’a pas d’antécédents judiciaires… Le jour où il sortira de prison, j’aimerais qu’il quitte le Salvador. Il y a une avocate qui m’aide, mais elle ne peut pas faire grand-chose.

Lucrecia Landaverde, une avocate pénaliste qui aide gratuitement les familles dont les proches ont été détenus, confirme ses difficultés pour les défendre : "Le principal problème, sous l’état d'urgence, c’est que le Ministère public ou encore les juges bloquent les informations. En revanche, dès qu’il y a une audience, ceux que nous défendons sont libérés, même si leur libération est toujours accompagnée de mesures se substituant à la détention [par exemple, signer un document toutes les deux semaines, NDLR]."

>> REVOIR SUR LES OBSERVATEURS (juin 2022) : Arrestations massives au Salvador : “Le droit à la défense des personnes détenues a été bloqué”

"Je veux que l’état d’urgence s’arrête"

Laura poursuit : 

Je passe tous les jours près du centre pénitentiaire La Esperanza : à chaque fois, je vois des gens - notamment des mères - qui ont l’air désespéré, à la recherche d’informations. On est tous mal. Personnellement, je souffre de dépression et d’anxiété depuis onze mois. Actuellement, je fais du ménage et du repassage chez des gens : je ne peux plus travailler dans mon magasin depuis l’arrestation de mon fils car les policiers me harcèlent, comme ils le font avec toutes les familles ayant des proches emprisonnés. J’ai peur du gouvernement, de la police et des militaires. Je veux que l’état d’urgence s’arrête.

Les sept organisations de la société civile ayant publié un communiqué le 27 mars et le Mouvement des victimes du régime (MOVIR) réclament également la fin de ce régime d’exception. Elles estiment que l’état d’urgence, censé être exceptionnel, ne devrait pas devenir permanent.