Les vestiges d’une civilisation oubliée en Antarctique ? Attention à ces images trompeuses

La vérification en bref

• Depuis le 21 décembre 2022, des comptes partagent des photos en noir et blanc montrant des personnes à côté de pyramides, de statues ou d’autres monuments.
• Ils les présentent comme des photos “inédites” des expéditions en Antarctique de l’amiral Byrd, un aviateur américain du 20e siècle. Elles constitueraient la preuve de l’existence d’une civilisation oubliée ayant habité sur le continent blanc.
• Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, l’auteur des clichés a expliqué les avoir générés à l’aide d’un programme d’intelligence artificielle afin de “faire réfléchir aux dangers potentiels” de ce type de contenus en termes de désinformation.
• Depuis le 8 décembre 2022, d’autres publications prétendent quant à elles, images à l’appui, que des “pyramides” ont été retrouvées en Antarctique, appuyant là encore la thèse d’une civilisation disparue.
• Or il ne s’agit en fait que de simples montagnes à la forme pyramidale, comme nous l’a expliqué la glaciologue Heidi Sevestre.

Des images d’expéditions scientifiques en Antarctique, preuves de l’existence d’une civilisation oubliée ?

Des personnes emmitouflées dans leurs manteaux, à côté de pyramides, de statues ou d’obélisques recouverts de neige. Voilà ce que montrent des images, en noir et blanc, partagées depuis le 21 décembre 2022.

“Fascinante collection d'images inédites et hautement secrètes des nombreuses missions de Byrd” peut-on lire sur cette publication Twitter du 21 décembre 2022. 

Pour celle-ci, il s’agit d’une “preuve concrète” de l’existence “d’une civilisation oubliée” en Antarctique, pourtant communément décrit comme le seul continent n’ayant jamais été habité.

On retrouve ces images dans plusieurs publications Twitter en anglais, comme celle-ci qui a dépassé les 800 retweets. Elles ont également été relayées sur TikTok et sur YouTube.

L’amiral Richard Evelyn Byrd est un aviateur américain qui a participé à cinq expéditions en Antarctique, comme on peut le lire sur le site qui lui est consacré. 

En 1929, il réalise le premier vol au-dessus du pôle Sud et cinq ans plus tard, il passe cinq mois seul en Antarctique pour réaliser des relevés météorologiques. En 1939, 1946 et 1955, il mène ensuite des expéditions d'envergure pour le compte de la marine de guerre américaine, qui contribuent à cartographier l’Antarctique et à faire avancer la recherche scientifique.

Des images extraites du livre “Mysterious Antarctica”

On peut retrouver des images de ses expéditions sur le site de l’agence d’images Getty Images ou dans les Archives polaires de l’Université d’Ohio.

Or, aucune ne correspond aux clichés partagés récemment. Grâce à une recherche d’image inversée (voir ici comment procéder), on peut en revanche retrouver 13 clichés dans cet article du 4 août 2022 publié sur la plateforme de blog Medium. 

Ils sont présentés comme des “photos inédites et hautement secrètes des nombreuses missions de Byrd” et qui auraient été obtenues par “une source qui souhaite rester anonyme”. 

L’article renvoie vers un livre numérique nommé “Mysterious Antarctica” (“Antarctique mystérieuse” en anglais) et publié par Lostbooks (“Livres perdus”), auquel la rédaction des Observateurs de France 24 a pu avoir accès. L’ouvrage présente plus de 100 de ces images témoignant de l’existence d’une “civilisation oubliée”, qui aurait subi “une vaste opération de dissimulation ayant atteint les plus hauts niveaux de pouvoir”.

Des images générées grâce à l’intelligence artificielle

Mais ces images n’ont en fait ni été prise en Antarctique, ni au 20e siècle. 

Sur le site Lostbooks, on peut retrouver le nom de l’auteur du livre, T. Boucher. Celui-ci se présente sur son site Internet comme un “artiste en intelligence artificielle hyperréaliste et écrivain, spécialisé dans les réalités alternatives douteuses.” 

Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, il a expliqué avoir généré ces images via le logiciel Dall-e, un programme d’intelligence artificielle qui permet de créer des images à partir de descriptions textuelles.

“J’ai utilisé des mots-clés comme "photo d'archives top secrète de 1950...", suivis des éléments de la scène que j'essayais de décrire, tels qu'un temple en ruines, des obélisques, des plantes, etc. ainsi que des instructions pour que l’on voie des scientifiques vêtus de parkas étudier des monuments anciens.”

Quant au texte accompagnant les images, l’artiste a rédigé lui-même un scénario, qu’il a ensuite entré dans l’outil TextSynth (disponible ici). Ce site permet de générer automatiquement un texte grâce à l’intelligence artificielle.

“Encourager à se méfier”

"Mysterious Antarctica" est ainsi l’un des 48 livres de la collection Lost Books, que T. Boucher a lancé en 2020. Un travail qui s’inscrit dans un plus vaste projet intitulé “L'art perdu de la lecture” (“The Lost Art of Reading Project”).

“Les outils utilisant l’intelligence artificielle ont explosé en popularité en très peu de temps. J'ai pensé que cela aurait un impact considérable sur la fiabilité des informations en ligne et qu'un tel projet permettrait de faire connaître au public ces contenus générés par intelligence artificielle et de l'amener à réfléchir à leurs dangers potentiels.

Je veux piquer la curiosité des gens, et les encourager à se méfier. Je veux qu'ils regardent mon contenu et qu'ils identifient ce qui leur semble bizarre, puis qu'ils partagent cela entre eux.”

Dans cette série d’images sur l'Antarctique, plusieurs indices peuvent ainsi mettre la puce à l’oreille du public, selon l’artiste.

“Le premier élément révélateur est le filigrane multicolore inséré par Dall-E dans le coin inférieur droit des images générées. Celles-ci ont également un aspect flou, qui est caractéristique de ce logiciel.  

Les lecteurs font aussi souvent remarquer qu'il n'y a jamais d'image nette des visages. Et certains vêtements ou équipements sont anachroniques pour l'époque.

J’inclus également toujours dans mon travail un avertissement indiquant que le contenu fait appel à l'intelligence artificielle.”

Cet avertissement n'est pas présent sur chaque image générée, mais on le retrouve en effet au début du livre.

L’Antarctique, terreau favorable pour les théories conspirationnistes

Pour choisir les sujets de ces livres, T. Boucher dit s'inspirer des théories conspirationnistes qui agitent le web, et ne traiter que des thématiques qui ont “une probabilité moindre de nuire à des personnes réelles”.

“L'Antarctique est passionnant parce que c'est l'un des derniers endroits sur Terre qui reste encore largement un mystère pour la plupart des gens. Cela laisse donc une grande place à l'imagination.

L'amiral Byrd est un candidat naturel pour ce type d'histoire, car il a exploré des territoires inexplorés. Et il existe déjà des théories du complot qui prétendent qu'il a fait un voyage à l'intérieur d'un portail qui l'a conduit à l'intérieur de la Terre.”

Les expéditions de l’amiral Byrd ont en effet alimenté la théorie de la Terre creuse (“Hollow Earth theory”) selon laquelle la planète Terre contiendrait un espace interne habitable, comme on peut le lire sur le site de l’Université d’Ohio.

Des images de l’expédition de Robert Scott en 1912 ?

D’autres images de prétendues expéditions en Antarctique, qui auraient cette fois été menées par l’explorateur Robert Scott en 1912, sont également partagées depuis le 23 novembre 2022, sur Facebook, Twitter ou YouTube.

Comme on peut le lire dans cet article du média de vérification DPA, ces images sont pourtant introuvables dans les archives disposant des clichés de l’expédition. Plusieurs éléments (des incohérences au niveau des bateaux, des ombres ou des proportions, des personnes sans visages,...) suggèrent que ces images auraient également été générées grâce à un programme d’intelligence artificielle.

Des “pyramides”, vestiges d’une civilisation disparue en Antarctique ?

Ces clichés générés numériquement ne sont pas les seuls à être utilisés pour affirmer l’existence passée d’une civilisation en Antarctique. Depuis début décembre 2022, des publications partagent des images de prétendues “pyramides” construites par l’homme sur le continent blanc.

“En 2016, trois pyramides ont été découvertes en Antarctique. (...) Cependant, peu après cette découverte, le gouvernement a bloqué les images de ces pyramides sur Google Earth” peut-on lire sur cette publication du 8 décembre 2022, partagée plus de 700 fois.

Ces “pyramides” auraient été construites à une époque où “l'Antarctique ét[ait] à l'équateur” (sic) et où “les conditions de vie étaient plus tolérables”.

Des vidéos publiées sur Twitter ou sur TikTok (ici visionnée plus de 300 000 fois) donnent même à voir cette “pyramide” sur Google Maps, et fournissent ses coordonnées (79°58'39.2 S 81°57'32.2 W).

En 2016, une vidéo YouTube avait déjà affirmé que cette pyramide abritait une “base extraterrestre”.

Des simples montagnes, pas des pyramides

En entrant les coordonnées de la prétendue “pyramide” sur Google Earth, il est possible de retrouver l’élément en question. 

On peut aussi se rendre compte que celle-ci se trouve au sein d’une chaîne de montagnes. La comparaison avec une carte de l’Antarctique permet de déterminer qu’il s’agit des Monts Ellsworth, une chaîne de plus de 360 kilomètres qui est aussi la plus haute d’Antarctique.

Contactée par la rédaction des Observateurs de France 24, la glaciologue Heidi Sevestre a expliqué qu’il s’agissait d’une “simple montagne”, et plus précisément d’un “nunatak”, une montagne qui s’élève “par-dessus la surface de la calotte polaire”.

“Notre cerveau identifie cela comme une pyramide faite par la main de l’homme mais ce n’est bien sûr absolument pas le cas” a-t-elle expliqué. 

D’autres montagnes situées dans différentes parties du monde présentent d’ailleurs une forme pyramidale, comme le Cervin à la frontière italo-suisse ou le mont Bulandstindur en Islande.