Colombie : la fin de la "grève armée" du cartel Clan del Golfo ne signifie pas l'arrêt de la violence
Début mai, une grande partie du nord de la Colombie a été bloquée en raison de la "grève armée" décrétée par le Clan del Golfo – un puissant cartel de la drogue local – en représailles à l’extradition de son chef. Durant plusieurs jours, les habitants n’ont pas eu le droit de se déplacer ou de travailler, des véhicules ont été incendiés et des assassinats ont été commis. La "grève" est terminée, mais pour les habitants, cela ne signifie pas l’arrêt des violences de ce groupe.
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Le 4 mai, le chef du Clan del Golfo, Dairo Antonio Usuga, alias "Otoniel", a été extradé vers les États-Unis. Considéré comme le plus grand narcotrafiquant colombien de ces dernières années, il avait été arrêté en octobre 2021.
En guise de représailles, dès le 5 mai, son groupe a organisé une "grève armée" qui a bloqué une grande partie du nord de la Colombie : il a été interdit aux habitants de sortir de chez eux pour se déplacer ou travailler, des véhicules ont été incendiés, des routes ont été bloquées, le sigle AGC (pour Autodefensas Gaitanistas de Colombia, l'autre nom du Clan del Golfo) a été peint à différents endroits... De plus, des assassinats de civils, policiers et militaires ont été répertoriés : au moins 14 selon l'ONG Indepaz, 24 selon la Juridiction spéciale pour la paix (JEP).
Otoniel me cagó mis vacaciones en Tolú y Coveñas #ParoArmado eran las 7 pm y yo buscando donde comer algo 🙃 que hambre mani pic.twitter.com/GKohjuDijN
— Juan Camilo Varón (@juancvaronr) May 6, 2022
Rues désertes à Santiago de Tolú, dans le département de Sucre (géolocalisation ici) : "À la recherche de quelque chose à manger, qu'est-ce que j'ai faim", a écrit cet internaute, visiblement en vacances dans la zone, le 5 mai 2022. Le lendemain, il a publié une vidéo similaire, tournée au même endroit.
Autodefensas Gaitanistas de Colombia (AGC) dejan mensajes a las afueras del palacio municipal de #Corozal
— Corozal Noticias (@corozalnoticia) May 5, 2022
Hay tensión en el municipio de #Corozal, hasta el momento las autoridades no se han pronunciado. pic.twitter.com/Jv34erTkdU
Le sigle AGC, visible sur ce véhicule, près de la mairie de Corozal, dans le département de Sucre, pendant la "grève armée" (géolocalisation ici).
En tout, une centaine de municipalités ont été touchées – dont des grandes villes comme Montería -– dans une dizaine de départements. Dans la plupart des endroits, la "grève" a pris fin quatre jours plus tard.
#SOSParoArmadoAGC
— INDEPAZ (@Indepaz) May 11, 2022
Entre el 05 y el 08 de mayo de 2022, el observatorio de DDHH y conflictividades de Indepaz registró:
176 acciones de las AGC
90 municipios afectados de 12 departamentos. pic.twitter.com/eHMARAZWO4
Bilan de la "grève armée" du Clan del Golfo, réalisé par l'ONG Indepaz.
"Si les gens ne se plient pas aux règles du Clan del Golfo, ils peuvent être frappés ou tués"
Alberto (pseudonyme) travaille dans un village du département de Bolívar. Il a souhaité garder l'anonymat pour des raisons de sécurité, comme l'ensemble des personnes interrogées par notre rédaction.
Dans le village, les gens sont restés cachés chez eux durant les quatre jours de "grève armée". On sentait qu'ils avaient peur. Moi, je suis juste sorti une fois, pour chercher du pain : j'ai dû toquer à plusieurs portes, car toutes les boutiques étaient fermées, et je n'ai croisé que deux ou trois personnes. Heureusement, j'avais des réserves de nourriture chez moi. Par contre, mes réserves de gaz pour cuisiner se sont épuisées lors du quatrième jour.
Le 5 mai, plusieurs motos ont été brûlées, et les hommes du Clan del Golfo ont également arrêté le véhicule d'un monsieur, qui transportait des passagers, à l'extérieur du village. Ils les ont fait descendre, puis ils ont brûlé le véhicule et tiré dans sa direction. Je suppose que le conducteur n'était pas au courant de la "grève armée" car sinon, il n'aurait pas pris le risque de se déplacer.
Otoniel delincuentes del clan del golfo quemaron un vehículo en el municipio de Barranco de Loba, sur de Bolívar, en un via de la vereda Pueblo Bello. @ELTIEMPO @ColombiaET @ArmadaColombia @PoliciaColombia @MinjusticiaCo @IvanDuque pic.twitter.com/JeGLvvdGOx
— John (@PilotodeCometas) May 5, 2022
Des membres du Clan del Golfo ont incendié ce véhicule et tiré dans sa direction, après avoir fait descendre ses occupants, dans le sud de Barranco de Loba, dans le département de Bolívar, le 5 mai 2022.
Dans le village, les policiers n'ont rien fait durant la "grève". Mais ils sont peu nombreux, et je pense qu'ils ont des liens avec le Clan del Golfo.
De nombreux leaders sociaux ont ainsi critiqué l'absence de réaction de l'État dans les zones touchées par la "grève armée". Le président colombien, Iván Duque, a notamment attendu le 9 mai pour organiser un conseil de sécurité sur le sujet. Le gouvernement assure avoir pourtant arrêté une centaine d'hommes, déployé plus de 19 000 militaires et organisé des convois pour sécuriser les routes lors de la "grève".
Alberto poursuit :
Depuis la fin de la "grève", tout est redevenu normal. Mais les hommes du Clan del Golfo restent présents dans la zone : certains sont même du village. Ici, ceux qui possèdent des stations-services ou encore de grandes fermes doivent leur verser une "cotisation" mensuelle, qui peut représenter plus d'un million de pesos [soit plus de 235 euros, l'équivalent du salaire minimum colombien, NDLR]. Les paysans qui cultivent et transforment la coca sont également obligés de vendre leurs produits au Clan del Golfo, à bas prix. Si les gens ne se plient pas à ces règles, ils peuvent être frappés ou tués. Avant la "grève", des personnes accusées de vendre du bétail volé ont même été tuées.
Hace unas horas ,incineraron un bus de la empresa sotra-uraba. pic.twitter.com/JzLKBpPMWn
— Mauricio Bathory (@MaurocioBathory) May 5, 2022
Un bus de l'entreprise Sotrauraba en feu, dans le département d'Antioquia, le 5 mai 2022.
Une route presque déserte dans la zone de Dabeiba, dans le département d'Antioquia, au début de la "grève armée". Vidéo tournée par une personne travaillant dans la zone.
"La violence ne cessera jamais tant que l'État n'investira pas sur le plan social"
Andres (pseudonyme) vit dans la sous-région des Monts de María, dans le département de Sucre.
Le Clan del Golfo a enfermé les habitants de toute une région durant plusieurs jours : je n'aurais jamais pensé que cela aurait été possible ! Cela dit, la violence existe depuis des années dans la zone des Monts de María. Par exemple, dans le passé, il y a eu le massacre de Chengue, des assassinats…
La violence ne cessera jamais tant que l'État n'investira pas sur le plan social. Ici, beaucoup de jeunes sont sans emploi, donc ils sont prêts à accepter n'importe quel travail, si cela leur permet de ramener à manger chez eux. De plus, les écoles sont à l'abandon : les élèves sont assis par terre, il n'y a pas de feutres… Dans les centres de santé, il faut tout acheter soi-même si on veut être soigné : seringues, aspirine… Par ailleurs, beaucoup de routes sont en terre et deviennent impraticables quand il pleut. Donc quand les récoltes ne peuvent pas être vendues, elles sont perdues.
D'autres "grèves armées" ont déjà été décrétées en Colombie dans le passé, notamment par la guérilla de l'ELN en février dernier. Mais les analystes s'accordent pour dire qu'elles n'avaient jamais été aussi massives et violentes que celle organisée par le Clan du Golfo, alors que le président colombien avait déclaré, en octobre dernier, que l'arrestation d'"Otoniel" "marq[uait] la fin" de ce cartel.