Sur TikTok, la fabrique de la coke en Colombie (2/2) : des paysans sous la coupe du narcotrafic

Capture d’écran d’une vidéo tournée dans le département du Putumayo, en Colombie, montrant un jeune qui soulève un sac d’une taille imposante rempli de feuilles de coca.
Capture d’écran d’une vidéo tournée dans le département du Putumayo, en Colombie, montrant un jeune qui soulève un sac d’une taille imposante rempli de feuilles de coca. © TikTok

Des champs de coca et des laboratoires clandestins, où les feuilles de coca sont traitées pour produire de la cocaïne : c’est ce que montrent des centaines de vidéos publiées sur TikTok par de jeunes Colombiens pour montrer leur travail dans ce secteur, alors que leur pays est le premier producteur mondial de coca et de cocaïne. Contacté par notre rédaction, l’un d’eux raconte que beaucoup de paysans vivent de la coca, mais que le secteur reste sous la mainmise des narcotrafiquants.

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Bien qu’il soit illégal de cultiver la coca et de produire de la cocaïne en Colombie, de nombreux jeunes publient des vidéos sur TikTok pour montrer leur travail dans ce secteur.

>> LIRE LA PREMIÈRE PARTIE DE NOTRE ARTICLE SUR LE SUJET : Sur TikTok, la fabrique de la coke en Colombie (1/2) : de la récolte de la coca à sa transformation

Montage de trois vidéos montrant des champs de coca, tournées dans le département du Cauca. “Cette plante est très belle, dans un mois, un mois et demi, il faudra la récolter”, entend-on dans la première. Dans les deux autres, on voit des travailleurs à l’œuvre.
Montage de trois vidéos montrant des champs de coca, tournées dans le département du Cauca. “Cette plante est très belle, dans un mois, un mois et demi, il faudra la récolter”, entend-on dans la première. Dans les deux autres, on voit des travailleurs à l’œuvre. © TikTok.

"On est obligés de vendre la 'base de coca' aux groupes de narcotrafiquants"

Juan (pseudonyme) est l’un de ces jeunes "tiktokeurs". Interviewé dans la première partie de notre article, il indiquait travailler dans la coca essentiellement pour des raisons financières, dans le département du Putumayo, frontalier avec l’Équateur. Il y possède son propre terrain, où il fait pousser la coca, et travaille également sur d’autres terrains, où la feuille est cultivée, puis transformée en "base de coca" dans un laboratoire clandestin, en vue de produire de la cocaïne. Il explique comment se déroule ensuite la vente des produits :

Concernant les feuilles de coca que je récolte sur mon terrain, je les vends à quelqu’un qui n’appartient à aucun groupe armé. Normalement, je dois alors prévenir les groupes de narcotrafiquants présents dans le Putumayo, qui vont ensuite les racheter à cette personne.

Concernant la "base de coca", on est obligés de la vendre directement à ces groupes. Si on ne le fait pas, ils peuvent nous chasser de nos terrains, ou nous infliger une amende très élevée. Si on ne peut pas la payer, on doit vendre le terrain ou sortir du pays, sinon ils peuvent nous tuer.

Vidéo tournée en Colombie, montrant la “base de coca” dans un laboratoire clandestin, étape préalable à la fabrication de la cocaïne.
Vidéo tournée en Colombie, montrant la “base de coca” dans un laboratoire clandestin, étape préalable à la fabrication de la cocaïne. © TikTok.

Cela dit, même si on est censés vendre tous nos produits à ces groupes, on va toujours en garder un peu de côté, au cas où. Par exemple, quand ils se disputent le contrôle du territoire – ce qui arrive souvent –, ils nous achètent souvent les produits en retard, donc on manque d’argent. Donc il nous arrive d’en vendre une partie à des groupes d’Équateur, qui paient d’ailleurs mieux que les Colombiens. Actuellement, le prix d’un kilogramme de "base de coca" est de 2 650 000 pesos [600 euros, NDLR].

Selon l’ONG colombienne Indepaz et Alexander Sanchez, leader social basé dans le Putumayo et porte-parole de la Coordination nationale des cultivateurs de coca, de marijuana et de pavot (COCCAM), au moins trois groupes armés sont présents dans le Putumayo : le "Frente Carolina Ramírez", les "Comandos Bolivarianos de la Frontera" (dissidents de l’ancienne guérilla des Farc, qui a signé un accord de paix avec le gouvernement en 2016), et "La Constru" (paramilitaires).

"Je publie des vidéos sur TikTok pour montrer aux gens comment on cultive la coca"

Juan poursuit : 

Je publie des vidéos sur TikTok pour montrer aux gens comment on cultive la coca, pour qu’ils puissent poser des questions…  Des personnes d’autres pays me disent parfois qu’elles aimeraient acheter des terrains où elle est cultivée. D’autres me demandent le prix de l’arrobe de feuilles, combien on paie les travailleurs qui font la récolte, combien je gagne… Certains m’écrivent même "Donne-moi du travail."

Cela dit, certains me disent aussi que ce n’est "pas bien" et que je ne devrais pas polluer, car lorsqu’on travaille dans le laboratoire, on rejette des liquides polluants et les feuilles de coca qui ne servent plus à rien. D’ailleurs, les groupes armés interdisent les laboratoires à moins de 50 mètres des rivières, pour éviter de polluer l’eau qui peut être consommée par des habitants.

Vidéo publiée par Juan, tournée dans le Putumayo, montrant des produits chimiques et du matériel à côté d’une rivière. La chanson accompagnant la vidéo dit ceci : “Beaucoup de gens critiquent ma vie, parce que je gagne de l’argent sale, car je fais du trafic de drogues et les envoie aux États-Unis [...].”
Vidéo publiée par Juan, tournée dans le Putumayo, montrant des produits chimiques et du matériel à côté d’une rivière. La chanson accompagnant la vidéo dit ceci : “Beaucoup de gens critiquent ma vie, parce que je gagne de l’argent sale, car je fais du trafic de drogues et les envoie aux États-Unis [...].” © TikTok.

Je sais que mes vidéos pourraient me causer des ennuis avec la police ou l’armée, mais je n’ai eu aucun problème jusqu’à présent.

"Si l’armée ou la police détruisent les cultures, il est possible de les replanter juste après"

Il y a quelques mois, ils sont d’ailleurs venus dans la zone pour éradiquer des plantations de coca. Quand ils viennent, ils arrivent en hélicoptère, donc on les entend venir. On arrête alors de travailler. Ensuite, ils mesurent le terrain sur lequel on travaille et expliquent qu’ils vont arracher une partie des plantations : normalement, c’est 20 % pour un terrain d’un hectare. Mais si on leur dit qu’on va "collaborer" avec eux, cela peut être 10 %. Il y a même des gens qui leur donnent de l’argent pour qu’ils n’arrachent rien. Cela dit, même s’ils détruisent une partie des cultures, il est possible de les replanter juste après.

Concernant les laboratoires, ils peuvent les détruire, mais ils ne peuvent plus les brûler, pour des raisons environnementales.

Montage de deux vidéos tournées dans le Putumayo, montrant l’arrivée d’hélicoptères. Dans la seconde, on entend des tirs. © TikTok.
Montage de deux vidéos tournées dans le Putumayo, montrant l’arrivée d’hélicoptères. Dans la seconde, on entend des tirs. © TikTok. © TikTok.

Des policiers et des militaires aussi actifs sur TikTok 

Sur TikTok, il existe aussi des vidéos publiées par des policiers et des militaires, qui montrent leur travail d'éradication des cultures de coca. Selon le ministère colombien de la Défense, 103 100 hectares ont été éradiqués et plus de 5 700 laboratoires ont été détruits en 2021. Depuis l’arrivée au pouvoir du président de droite Iván Duque, en 2018, le pays a intensifié les campagnes d'éradication.

Montage de deux vidéos. Dans la première, des militaires arrachent des plantations de coca. Selon le militaire qui l’a publiée, elle a été prise dans le département du Caquetá. Dans la seconde, publiée par un policier, il est écrit “Ma maman : espérons qu’ils ne t’envoient pas travailler loin”, puis “En train d’éradiquer dans le Putumayo”.
Montage de deux vidéos. Dans la première, des militaires arrachent des plantations de coca. Selon le militaire qui l’a publiée, elle a été prise dans le département du Caquetá. Dans la seconde, publiée par un policier, il est écrit “Ma maman : espérons qu’ils ne t’envoient pas travailler loin”, puis “En train d’éradiquer dans le Putumayo”. © TikTok.

"Il arrive que les policiers ou les militaires n’arrachent qu’une partie des cultures de coca en échange d’argent"

Selon Alexander Sanchez, de la COCCAM, il n’est "pas légal" que l’armée et la police n’arrachent parfois qu’une partie des plantations de coca, comme indiqué par Juan :

En théorie, ils doivent éradiquer l’intégralité des plantations qu’ils trouvent. Mais ils peuvent n’en arracher qu’une partie s’ils trouvent un "accord" avec les paysans, par exemple si ceux-ci leur donnent de l’argent. C’est du vol. Mais cela permet aussi aux paysans de ne pas voir toutes leurs cultures détruites, alors qu’ils vivent de cela. Et quand aucun accord n’est possible, il arrive qu’il y ait parfois des affrontements.

Contactées par notre rédaction, la police et l’armée colombiennes n’ont pas répondu à nos questions à ce sujet. Nous publierons leurs réponses si elles nous parviennent.

Vidéo prise depuis un hélicoptère, qui survole des cultures de coca à partir de 0’16.
Vidéo prise depuis un hélicoptère, qui survole des cultures de coca à partir de 0’16. © TikTok.

Alexander Sanchez poursuit :

Concernant toutes ces vidéos TikTok publiées par les jeunes, je ne pense pas qu’elles pourraient leur causer des ennuis car les autorités savent très bien qu’il y a des plantations de coca et des laboratoires dans ces zones. À 20 minutes au sud de Puerto Asís [une ville dans le Putumayo, NDLR], il y a déjà des cultures le long des rivières…  Et au pire, ils savent que si la police ou l’armée arrachent leurs cultures, ils n’auront qu’à les replanter.

À mon avis, ils publient ces vidéos car ils sont fiers de leur travail et veulent le promouvoir : c’est ce qui leur permet de gagner leur vie.

Vidéo tournée dans le Putumayo, dans laquelle un jeune indique qu’il récolte les feuilles de coca pour gagner de l’argent, pour sa petite amie.
Vidéo tournée dans le Putumayo, dans laquelle un jeune indique qu’il récolte les feuilles de coca pour gagner de l’argent, pour sa petite amie. © TikTok.

Difficile implantation des programmes de substitution des cultures de coca

En 2016, l’accord de paix signé entre le gouvernement et l’ex-guérilla des Farc prévoyait notamment la création d’un nouveau programme de substitution des cultures à usage illicite. L’objectif : inciter les paysans à abandonner la coca pour d’autres cultures, grâce à l’appui financier de l’État. À l’époque, le gouvernement s’était notamment engagé à verser un million de pesos mensuels (soit environ l’équivalent du salaire minimum actuel), durant un an, aux paysans engagés dans ce processus.

Mais selon Juan, il est "plus rentable de continuer à travailler dans la coca". C’est pourquoi il souhaite, à long terme, "acheter un terrain plus grand, pour gagner davantage et être plus stable financièrement". De plus, peu de paysans ont reçu l’aide financière promise par l’État. "Les promesses n’ont pas été respectées, donc beaucoup de paysans, qui voulaient abandonner la coca, se sont mis à la replanter, pour s’en sortir", indique Alexander Sanchez. À cela s’ajoutent "les menaces des groupes armés" qui voient d’un mauvais œil le développement des programmes de substitution, selon Indepaz.

Vidéo tournée dans le Cauca, montrant des femmes récolter des feuilles de coca.
Vidéo tournée dans le Cauca, montrant des femmes récolter des feuilles de coca. © TikTok.