Au Pérou, la présence des trafiquants de drogue accroît les violences contre les communautés indigènes

Un "laboratoire" de fabrication de cocaïne illégal dans la région d'Ucayali, au Pérou.
Un "laboratoire" de fabrication de cocaïne illégal dans la région d'Ucayali, au Pérou. © DR

En 2020, neuf leaders des communautés indigènes du centre de l’Amazonie péruvienne ont été assassinés et beaucoup d’autres ont été menacés par des trafiquants de drogue installés sur leurs terres ancestrales. Les restrictions liées à la pandémie de Covid-19 ont mis à l’arrêt les opérations du gouvernement et rendu d’autant plus vulnérable cette région isolée. Face à une pression croissante, les autorités ont récemment pris des mesures, mais nos Observateurs estiment qu’il y a encore beaucoup à faire. 

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La dernière attaque remonte au 23 avril 2021, dans la région d’Ucayali, où des trafiquants de drogue présumés ont incendié la maison d’Elmer Gonzales, du peuple indigène Cacataibo. Sur place, les gangs ont laissé un avertissement : "Je suis Colombien. Elmer, je veux ma cargaison". Au même moment, un autre membre de la communauté, Fredy Yaycate, a été kidnappé et retrouvé plusieurs jours plus tard avec des signes de torture. Craignant pour leur vie, les Cacataibo sont désormais nombreux à prendre la fuite, et à se cacher dans des lieux tenus secrets. 

En légende de la vidéo, on peut lire : "Jeudi, lors de la Journée mondiale de la Terre, la Fédération indigène des communautés de Cacataibo a confirmé que des trafiquants de drogue présumés ont torturé Fredy Yaycate et incendié la maison d'Elmer Gonzales, tous deux de la communauté Sinchi Roca".
Avertissement laissé par les trafiquants : "Je suis Colombien. Elmer, je veux ma cargaison".
Avertissement laissé par les trafiquants : "Je suis Colombien. Elmer, je veux ma cargaison". © Observateurs

"Nous avons envoyé des preuves à la police de la présence de cultures illégales, mais rien n'a été fait"

Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, le président de la Fédération des communautés indigènes Cacataibo, Herlín Odicio, qui a été contraint de se cacher en avril après de nombreuses menaces de mort et des attaques contre ses terres à Ucayali, explique : 

La situation a commencé à s'aggraver en septembre dernier, lorsqu'un [narcotrafiquant] colombien est venu dans ma communauté pour m’offrir de l'argent afin de collaborer avec eux. Ils me proposaient de me donner de l'argent pour chaque vol de drogue qui partait d'une piste d'atterrissage secrète sur mon territoire. Je n’ai pas accepté l’offre et depuis, les menaces de mort se sont aggravées. Ils me connaissaient déjà, j'ai reçu les premières menaces il y a cinq ans.

En février 2021, le gouvernement d'Ucayali a publié un rapport identifiant dans la région 46 pistes d'avion clandestines, utilisées pour transporter de la coca vers le Brésil et la Bolivie. Le rapport a également révélé que le trafic de stupéfiants à Ucayali a provoqué la déforestation de près de 42 600 hectares de terres en 2020.

Herlín Odicio poursuit :

Lorsque l'état d'urgence liée à la pandémie de Covid-19 a commencé au Pérou, les opérations des institutions gouvernementales ont été mises à l’arrêt. Les narcotrafiquants ont profité de ce moment de répit pour aller plus loin dans l'Amazonie et assassiner davantage de dirigeants indigènes. L'Amazonie est immense et la police ne peut pas être partout. Mais le principal problème est que l’État ne nous protège pas. Nous avons envoyé des preuves à la police de la présence de cultures illégales et de fosses de macération utilisées pour fabriquer de la pâte de cocaïne. Mais rien n'a été fait.

Dénoncer ce qu’il se passe est la seule chose que je puisse faire. Pendant trop longtemps, nos communautés n’ont eu aucun droit, et n’ont pas pris la parole. Il est temps que cela change. Je sais que je risque ma vie mais je continuerai ce combat jusqu'aux derniers jours de mon existence.

"Même lorsqu'ils ont toutes les cartes entre leurs mains, la justice n’est pas rendue"

Les neuf dirigeants indigènes assassinés cette année ont tous résisté aux mafias du trafic de drogue sur leurs territoires. Mais il y a un autre dénominateur commun dans chacun des cas : l'impunité. 

La rédaction des Observateurs de France 24 a contacté Zulema Guevara, dont le mari, Arbilo Meléndez, a été assassiné en avril 2020. Peu de temps après la mort du dirigeant de Cacataibo, le parquet a identifié l’auteur présumé, mais il n’a jamais été condamné. Un an plus tard, Zulema Guevara réclame toujours justice pour son mari :

Même lorsqu'ils ont toutes les cartes entre leurs mains, la justice n’est pas rendue. La personne qui a tué mon mari est toujours libre et il semblerait qu'elle pourrait le rester. Je demande justice non seulement pour mon mari, mais aussi pour tous les dirigeants qui ont été tués et pour les femmes et enfants qu'ils ont laissés derrière eux. Nos communautés sont abandonnées.

Zulema Guevara a reçu des menaces de mort de la part du même groupe de personnes qui a tué son mari. Pour sa sécurité et celle de ses enfants, elle s'est cachée avec sa famille.

Quelles réactions des autorités péruviennes ?

Face à ces pressions de plus en plus importantes, plusieurs organisations autochtones ont lancé une campagne médiatique pour attirer l'attention du gouvernement. Cette action, relayée aux États-Unis, en Norvège et même au niveau de l’ONU, a poussé le gouvernement péruvien à annoncer, en avril, la création d’un "mécanisme intersectoriel pour la protection des défenseurs des droits humains".

Depuis le début du mois d'avril, les autorités péruviennes ont également commencé à détruire des pistes d'atterrissage clandestines et des laboratoires de coca dans l’Amazonie péruvienne. 

Pour les communautés indigènes, si ces initiatives vont dans le bon sens, elles sont également une solution trop superficielle au problème.

Selon Berlin Diquez, président de l'organisation indigène régionale ORAU, tant que le gouvernement ne s'engagera pas à aider les communautés à obtenir des titres légaux sur leurs terres ancestrales, les violences ne cesseront pas :

Nous continuerons à nous battre jusqu'à ce que nous possédions légalement nos terres. Sans quoi, la justice ne sera jamais rendue.

"Le titre de propriété est le problème le plus important auquel sont confrontées les communautés indigènes au Pérou"

Dans la région d’Ucayali, les invasions sur les terres indigènes sont particulièrement fréquentes car bon nombre des communautés ne possèdent pas de titres légaux de propriété officialisant que les terres ancestrales qu’ils revendiquent leur appartiennent bien. Pour se procurer ces titres, les peuples indigènes doivent entreprendre une procédure complexe, qui peut parfois prendre des décennies.

En revanche, le processus d’attribution de titres de propriété individuelle est beaucoup plus rapide, ce qui a encouragé des étrangers, avec l’appui du gouvernement, à acheter des terres dans les territoires autochtones.

Lavaro Masquez, avocat spécialisé dans les droits des autochtones à l’Institut de défense juridique de Lima, explique : 

Le titre de propriété est le problème le plus important auquel sont confrontées les communautés indigènes au Pérou. L’un des cas sur lequel je travaille en ce moment concerne un peuple qui demande des titres sur ses terres depuis 25 ans, mais qui n’est toujours pas légalement propriétaire. Pendant ce temps, le trafic de drogue et d'autres activités illégales se sont intensifiés et menacent la communauté.

Dans notre pays, il existe des discriminations et un racisme structurel envers les communautés indigènes. Le gouvernement penche plus souvent en faveur de ceux qui ont de l'argent. Les peuples indigènes risquent leur vie pour mettre un terme à la prolifération des champs de coca et protéger leurs terres. Il est temps de leur donner l’importance qu’ils méritent. Nous devons leur rendre leurs terres.

Les difficultés que rencontrent les communautés indigènes péruviennes pour obtenir des titres fonciers ne sont pas propres au Pérou. Les peuples indigènes et les communautés rurales occupent plus de la moitié des terres du monde, mais ils n'en possèdent légalement que 1 % selon le World Ressource Institute, une cellule de réflexion américaine spécialiste des questions environnementales.

Merci à Gabrielle Colchen et Laura Peña Silva qui ont aidé à traduire les interviews.