Sénégal : construire une gendarmerie ou un lycée ? Un litige foncier enflamme une commune de Dakar
Les 8 et 9 mai, de violents affrontements ont éclaté entre la gendarmerie et la communauté lébou de Ngor, une des communes de Dakar, au Sénégal. A l’origine des tensions : un terrain où la gendarmerie souhaite installer une brigade alors que les habitants réclament la construction d’un lycée. Des balles réelles auraient été tirées, selon quatre témoins interrogés par la rédaction des Observateurs. Une jeune fille de 15 ans a perdu la vie, dans des circonstances qui font à ce jour débat.
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Des images partagées sur les réseaux sociaux témoignent de violents affrontements survenus lundi 8 et mardi 9 mai 2023 à Ngor entre la population lébou, installée dans cette commune depuis des siècles, et les gendarmes.
Les violences ont d’abord éclaté sur la route principale de Ngor, où les habitants étaient descendus manifester dans la soirée du lundi 8 mai.
“Nous avons dû évacuer les blessés par pirogue”
Le lendemain, les affrontements se sont poursuivis sur cette même route, puis sur l’une des plages. Plusieurs manifestants, qui ont requis l’anonymat, ont affirmé à la rédaction des Observateurs que les gendarmes y ont fait usage de balles réelles. Malick (pseudonyme), raconte :
Quand nous sommes arrivés sur la plage, des renforts sont venus. Les gendarmes voulaient nous encercler. Une partie des manifestants s’est retrouvée coincée et a commencé à reculer dans l’eau pour éviter de se faire attraper. Certains d’entre nous ont pu nager, j’ai pu me réfugier sur un bateau. Les gendarmes ont d’abord tiré des gaz lacrymogènes, puis des balles réelles.
Plusieurs vidéos prises sur cette plage montrent l’explosion de grenades lacrymogènes. Dans l’une d’elle, on peut entendre au moins cinq coups de feu, sans qu’il ne soit possible d’affirmer s’il s’agit de balles réelles, selon un expert en balistique contacté par la rédaction des Observateurs de France 24.
Mort d’une jeune fille de 15 ans
C’est au cours de ces affrontements qu’une jeune fille âgée de 15 ans a trouvé la mort. Un communiqué publié mercredi 10 mai 2023 par le ministère de l’Intérieur du Sénégal indique que la jeune fille avait été “mortellement touchée dans l’eau, probablement par l’hélice d’une pirogue”. Contacté par notre rédaction, le ministère n’avait pas donné suite à nos sollicitations au moment de la publication de cet article.
Cette version est contredite par plusieurs de nos Observateurs ayant assisté à la scène, qui affirment qu’elle a été touchée par un tir en provenance de la gendarmerie, alors qu’elle s’était réfugiée dans l’eau.
Au cours de ce face-à-face, plusieurs manifestants ont par ailleurs été gravement blessés et ont dû être évacués, explique Habib (pseudonyme),un autre manifestant :
Les secours ne pouvaient pas entrer dans le village car la gendarmerie avait bloqué les accès. Nous avons dû évacuer les blessés par pirogue vers les communes alentour, comme Yoff, notamment grâce à l’aide de la Croix-Rouge.
Plusieurs vidéos prises par des habitants, comme celle-ci, prise à proximité de la plage, montrent également des gendarmes frapper violemment des habitants.
Des habitants affirment également que des gendarmes sont entrés dans des maisons et y ont jeté des grenades lacrymogènes.
“Il faut changer de conception du maintien de l’ordre”
Si aucun bilan officiel n’avait été communiqué au 12 mai, les manifestants revendiquent plusieurs blessés graves, actuellement en attente d’opérations. Des photos consultées par la rédaction des Observateurs de France 24 attestent de blessures importantes.
Dans un communiqué publié le 11 mai 2023, Amnesty International a dénoncé “l’usage excessif de la force par la gendarmerie à Ngor” et a “appelé les autorités à enquêter sur l’usage des armes létales par les forces de l’ordre”.
La population, à l’instar de Mamadou Ndiaye, président du mouvement citoyen Ngor Debout, dénonce la répression menée par les forces de l’ordre :
Les gendarmes ont frappé des manifestants, ont tiré sur des gens, sont entrés dans les maisons. Ce n’est pas du maintien de l’ordre. Nous ne méritons pas ça dans un pays comme le Sénégal. Il faut que la gendarmerie change de méthodologie, qu’elle arrête d’utiliser des grenades et des balles réelles. Il faut plus de diplomatie quand des gens réclament des choses.
“Ngor est la seule commune de Dakar à ne pas avoir de lycée”
À l’origine de ces tensions : un terrain foncier de 6 000 m2 situé au cœur du village. Depuis début mars, la gendarmerie affiche sa volonté d’y installer une brigade, tandis que la commune souhaite y construire un lycée.
Lundi 8 mai, veille des affrontements, l’État avait affirmé vouloir donner 4 000 mètres carrés aux gendarmes, et 2 000 mètres carrés à la commune. Une décision injuste pour de nombreux habitants, dont notre Observateur Habib :
Ngor a vraiment besoin d’un lycée : c’est la seule commune de Dakar qui n’a pas de lycée et de CEM [Collège d'Enseignement moyen, l’équivalent du collège, NDLR]. Les jeunes doivent sortir de Ngor pour faire leurs études. La plupart des gens n’ont pas de voiture : ils doivent prendre les transports. Et ils doivent aussi se nourrir le midi. Tout ça coûte cher. Beaucoup arrêtent au niveau de la 4e ou de la 3e à cause de ça. L’éducation devrait être une priorité.
“Notre communauté a progressivement perdu ses terres”
Oumar (pseudonyme) habitant de Ngor rappelle que la population lébou a dû progressivement céder ses terres à l’Etat :
La population autochtone de Ngor vivait originellement de l’agriculture, mais a dû progressivement céder ses terres. Par exemple, le quartier huppé des Almadies a émergé sur des terres agricoles. Désormais ce sont des ministres, des députés, des colonels qui y résident.
Maintenant, il n’y a plus de champs. Les populations autochtones se sont rabattues sur la pêche, mais même la pêche ne marche plus comme avant à cause de la pollution. La pauvreté augmente. Et il n’y a plus d’espace, les gens sont obligés de construire des étages pour pouvoir se loger.
Le terrain qui fait l’objet du litige est d’autant plus important aux yeux des habitants qu’il détient une valeur spirituelle. Il est en effet également surnommé “Arrêt Mame Tamsir”, en référence à El Hadji Tamsir Mamadou Ndiaye, un imam très important pour la population lébou de Ngor.
Suite aux affrontements, le président Macky Sall a décidé dans la soirée du mardi 9 mai d’octroyer la moitié du terrain convoité à la gendarmerie et de donner l’autre moitié à la municipalité. Une décision qui a permis de stopper pour le moment les affrontements. Mais plusieurs habitants interrogés par notre rédaction affirment “vouloir continuer à se battre”.