Soudan : les “Niqez”, ces gangs de pilleurs instrumentalisés par les deux parties du conflit
Depuis le début des combats au Soudan le 15 avril, plusieurs cas de pillage et de violences imputées à des gangs de rue à l’encontre des civils ont été rapportés, notamment à Khartoum et deux villes limitrophes. Bien que ces gangs, surnommés “Niqez”, soient connus des Soudanais depuis vingt ans, notre Observateur estime que leurs membres sont arrêtés et humiliés en public à la fois par les Forces de Soutien Rapide et l’armée, afin de redorer leur image auprès des civils, alors que celles-ci sont accusées de piller banques et commerces.
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“Niqez” est une prononciation arabisée du mot anglais Niggers, qui signifie “nègres”. C’est ainsi que les Soudanais les désignent. Ils sèment la terreur depuis le conflit armé de 2003 au Darfour, et apparaissent en nombre lors des nombreuses périodes d’instabilité que traverse le pays, comme les mouvements de contestation de 2011 et de 2019 contre la dictature de Omar al Bachir, en 2021 contre le coup d’Etat militaire, et donc en 2023 dans le conflit opposant les forces armées soudanaises aux Forces de Soutien Rapide (FSR), anciennement alliées aux militaires au pouvoir.
Sur les réseaux sociaux, des images montrant des combattants FSR procédant à l’arrestation et l’humiliation en public de membres du gang Niqez à Khartoum circulent depuis fin avril, publiées notamment par les comptes officiels des forces paramilitaires.
Des vidéos ont aussi été partagées par des policiers et des comptes soutenant l’armée soudanaise, qui montrent des soldats arrêter des membres présumés de gang.
Dans cet extrait publié le 29 avril sur Twitter - date officielle du déploiement de la Réserve centrale de police dans l’agglomération de Khartoum - on voit des membres de la Réserve centrale de police, en uniforme camouflage beige arborant l’emblème de l’aigle - caractéristique de cette unité - fouetter un groupe de délinquants appartenant au gang des Niqez.
الاحتياطي المركزي (ابو طيرة)يبدأ النظافة من العصابات المتفلتة (النيقرز)✌🏻#لا_للحرب_في_السودان pic.twitter.com/KFBiRwDhr1
— الزول للدعم للمساعدة DM بإذن ننشر قدر المستطاع (@zoolsd11) April 29, 2023
Plusieurs témoins de scènes de pillages à Khartoum et ses environs affirment cependant que les FSR pillent eux-mêmes des banques, des commerces et des hôpitaux, avant de laisser place aux gangs et aux civils. Ces mêmes forces interviennent selon eux plus tard sur le même site afin d’arrêter les “pillards” notamment les membres des gangs de rues.
“Ces gangs ne sont arrêtés que pour servir un discours à la gloire des forces qui les arrêtent.”
Notre Observateur Mohammad (pseudonyme) est originaire de Khartoum. Il habite Omdurman depuis quelques semaines, après que sa maison a été envahie puis squattée par des troupes des FSR. Son domicile est aujourd’hui inaccessible aux membres de sa famille. Témoin du pillage - par les FSR - d’un siège de la Banque de Khartoum à Omdurman le 5 mai, il raconte :
Le 5 mai, je marchais de chez moi jusqu’au quartier Al Thawrah (nord-ouest de Khartoum) et en passant par le marché central de la ville [situé dans la même rue que la Banque de Khartoum, NDLR] j’ai vu les Forces de Soutien Rapide (FSR) piller et saccager la banque de Khartoum. Il y avait aussi des membres du gang des Niqez autour du bâtiment.
Quelques gangsters ont essayé de briser les vitrines et de cambrioler les commerces, profitant du chaos, et les commerçants les ont pourchassés dans le marché, mais ils ont réussi à s’évader sans conséquences.
Selon les commerçants qui étaient là, les FSR ont commencé l'opération de pillage le 4 mai à la banque de Khartoum, ils ont pris surtout les grosses coupures de billets et les devises étrangères, puis sont repartis, laissant l’accès libre aux gangs et aux civils qui ont ramassé ce qui restait.
J’ai vu plusieurs hommes en uniforme des FSR à bord d’au moins deux véhicules militaires stationnés autour de la banque. Ils tiraient en l’air et dispersaient toute personne qui s’approchait des alentours. Puis, après que je sois reparti, les FSR se sont à nouveau présentés sur le site pour arrêter des membres du gang et filmer toute “l’opération” d’arrestation.
Il y a eu des incidents similaires à Khartoum et Omdurman, documentés dans des vidéos qui ont circulé sur les réseaux sociaux, venant contredire les vidéos publiées par les comptes des FSR qui présentent les gangs comme principal responsable des pillages.
نهب بنك الخرطوم فرع سوبا بعد أن قام الجنجويد بكسره ونهبه pic.twitter.com/gqwUEBYYDz
— Wli (@25Wli) April 29, 2023
Dans une vidéo filmée le 29 avril, un membre des FSR, en uniforme, s’adresse aux voleurs présumés capturés et menottés, assis par terre : “Vous êtes conscients que c’est mal de voler l’argent de vos frères soudanais (...) Nous ne voulons pas de cette guerre, mais nous y avons été forcés, nous ne voulons que protéger les civils.” Aucune mention n’est faite quant au sort des personnes arrêtées.
بعد القبض علي سارقي بنك الخرطوم فرع سوبا ..
— Abdelbagi (@Newsudan1712) April 30, 2023
- اين الشرطة ....اين قوات الاحتياطي المركزي
- لا للحرب pic.twitter.com/VftvbnlqwW
En réponse aux accusations de pillage envers les FSR, un conseiller politique de cette force paramilitaire a affirmé que les gangs profiteraient de l’instabilité au Soudan pour mener des cambriolages et s’attaquer aux civils ainsi qu’aux commerces et aux établissements publics, mais en portant l’uniforme des FSR.
“Parfois on les aperçoit se balader avec de petits sabres à la main”
Concernant le gang “Niqez”, l’appellation n’a pas les connotations raciales auxquelles on pense immédiatement, mais se réfère plutôt au mode de vie des gangsters afro-américains. Les membres de ce gang sont généralement des enfants des rues originaires des banlieues de Khartoum et principalement issus de l'ethnie nubienne. Ils sont concentrés dans des quartiers peu sûrs de Khartoum, qu’il vaut mieux éviter la nuit.
Ces groupes ne sont pas vraiment organisés, ce qui fait que les Soudanais appellent n’importe quel gang de rue “Niqez” en référence à leur attitude bagarreuse et à leurs armes blanches. Ils agressent les gens de manière aléatoire, parfois on les aperçoit se balader avec de petits sabres à la main en journée, dans la rue.
“Ces gangs sont une sorte d’outil de terreur politique”
D’après mon expérience, ils se propagent surtout lors des périodes d’instabilité, comme par exemple en 2019 alors qu’un mouvement populaire s’opposait à un régime militaire. Ces gangs s’attaquaient alors aux locaux des activistes ou aux sit-ins, et cela créait un prétexte à la police et à l’armée pour imposer leur présence dans les zones civiles et de procéder à des arrestations et des agressions envers les manifestants.
Pour nous civils, ces gangs sont une sorte d’outil de terreur politique, ils apparaissent et disparaissent soudainement lorsque la ville traverse une vague de contestation ou de chaos. Dans d’autres cas, les forces de l’ordre viennent les arrêter publiquement pour démontrer qu’elles sont là pour restituer l’ordre.
En ce moment, il n’y a pas que les gangs qui prennent part aux pillages des banques et des commerces, des civils y participent aussi.
Ce qui fait que, entre les images propagées par les FSR ou la réserve centrale de la police, ces gangs ne sont arrêtés que pour servir un discours à la gloire des forces paramilitaires qui les arrêtent. Chaque partie du conflit veut se montrer comme le seul appareil sécuritaire qui chasse les criminels et protège les civils.
Bien que plusieurs banques et commerces - notamment des bijouteries - ont été cambriolés depuis le début des combats, il reste difficile d’estimer le montant des dégâts de ces pillages qui se poursuivent au quotidien, souligne la Chambre de commerce soudanaise. La Banque Centrale soudanaise, dont des branches ont été pillées, a assuré dans un communiqué que les dépôts de ses clients sont intacts.