Arabie saoudite : les "dalalas", intermédiaires douteux qui prétendent sauver les domestiques africaines

En Arabie saoudite, les domestiques africaines travaillant dans de mauvaises conditions sont nombreuses. Certaines décident de fuir leur employeur légal dans l’espoir d’une meilleure vie. Mais la réalité est souvent différente : les domestiques se retrouvent en situation irrégulière et peuvent tomber aux mains des "dalalas", des intermédiaires qui prétendent les aider… pour parfois les exploiter tout autant. 

Capture d'écran d'une vidéo montrant des domestiques africaines en Arabie Saoudite et des commentaires de dalalas sur Facebook.
Capture d'écran d'une vidéo montrant des domestiques africaines en Arabie Saoudite et des commentaires de dalalas sur Facebook. © Debra Nyanchoka / Facebook
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Une vidéo publiée sur Youtube fin 2022 montre une dizaine de femmes voilées, regroupées dans une pièce, demander de l’aide, principalement en swahili. D’après l’une des femmes dans la vidéo, elles seraient bloquées à Jeddah en Arabie saoudite, après avoir fui leur employeur, chez qui elles travaillaient comme domestiques. 

Victimes des dalalas à Jeddah.
Victimes des dalalas à Jeddah. © Observers

Certaines d'entre nous sont très malades et ne peuvent pas prendre soin d’elles-mêmes. Nous en avons qui sont devenues folles, mais nous ne recevons aucune aide. Si l'une d'entre nous est malade, il n'y a aucune aide (...) Certaines d'entre nous sont sans travail depuis six mois, nous avons attendu et nous sommes fatiguées.

Ces femmes, qui ont pu quitter l’Arabie saoudite depuis, ont en commun le fait d’être des "kembois", c'est-à-dire des domestiques qui ont fui leur employeur légal, et travaillent dans un pays de Golfe en situation irrégulière. L’expression kényane "kemboi" fait référence au marathonien kényan Ezekiel Kemboi, quatre fois médaillé d’or aux championnats du monde de 3000 m steeple.

Les conditions dans lesquelles les femmes de ménages africaines travaillent dans le Golfe peuvent être mauvaises. Le système en place, celui du "kafala", est un système de parrainage de travailleurs étrangers par un employeur local. Lequel prend le passeport de son employée et obtient, de fait, un contrôle quasi total sur elle. En mars 2021, l’Arabie saoudite a bien entrepris une réforme pour mettre fin au système du kafala pour certains travailleurs étrangers. Mais selon l’ONG  Migrants Rights – qui défend les droits des travailleurs étrangers dans le Golfe – les plus vulnérables, dont les domestiques, ne sont pas concernés par cette évolution.

Deux options s’offrent à celles et ceux qui restent : tenir jusqu’à l’issue de leur contrat légal chez leur employeur… ou prendre la fuite. Mais la vie de "kemboi" est semée d'embûches. 

"Si vous fuyez, vous partez sans papiers"

Debra Nyanchoka était domestique en Arabie saoudite pendant deux ans, entre février 2020 et mars 2022. Depuis son retour au Kenya, elle a décidé de sensibiliser en ligne les jeunes femmes sur les dangers qu'implique cette décision. 

Dans cette vidéo, Debra Nyanchoka, une kenyane et ancienne domestique en Arabie Saoudite pendant 2 ans, met en garde les domestiques qui songeraient à s’enfuir de chez leur employeur
Dans cette vidéo, Debra Nyanchoka, une kenyane et ancienne domestique en Arabie Saoudite pendant 2 ans, met en garde les domestiques qui songeraient à s’enfuir de chez leur employeur © Debra Nyanchoka

Interrogée par la rédaction des Observateurs, elle revient sur les risques encourues par ces domestiques en fuite : 

"Votre passeport est confisqué par votre patron et il conserve tous les documents officiels pour vous jusqu'à ce que votre contrat soit terminé. Donc si vous fuyez, vous partez sans papiers et ne pouvez accéder à aucune structure médicale. Résultat : vous perdez la protection de base du gouvernement du pays dans lequel vous vous trouvez, car à partir de là, vous êtes en fuite."

 

"Ils disent qu'ils vont vous sauver car vous êtes une 'marchandise' très recherchée"

L’espoir pour ces travailleurs en fuite, souvent des femmes, est alors de vivre dans de meilleures conditions. Mais la réalité est souvent différente : dans certains cas, les domestiques en fuite se retrouvent à travailler pour des intermédiaires peu scrupuleux – des "dalalas", en argot swahili. Des courtiers de l'ombre exploitent à leur tour ces domestiques en situation précaire.

Dans une autre vidéo postée sur sa chaîne YouTube, Debra Nyanchoka revient sur ces intermédiaires et leur motivation :

Debra Nyanchoka détaille les différences entre “kembois” et “dalalas”
Debra Nyanchoka détaille les différences entre “kembois” et “dalalas” © Debra Nyanchoka

"Lorsque vous vous plaignez de votre situation en ligne, un dalala peut voir vos messages et vous contacter. Ils disent qu'ils vont vous sauver car vous êtes une 'marchandise' très recherchée pour un intermédiaire lorsque vous vous enfuyez. Ils vous aideront donc d'abord à vous enfuir. Ils vous envoient un taxi qui vient vous chercher sur votre lieu de travail et vous emmène au prochain endroit. À ce moment-là, vous devenez du business pour ces dalalas. Ils vous mettront ensuite en relation pour obtenir des emplois payés au noir. Et ils recevront une rémunération pour avoir offert vos services à des patrons qui n'ont pas les moyens de faire appel à une main-d'œuvre extérieure au pays. (...) sans kembois, les dalalas ne sont rien. Alors quand quelqu'un vous encourage à fuir, demandez-vous : pourquoi cette personne essaie-t-elle de me faire quitter de mon lieu de travail ?”

 

De fait, sur des groupes Facebook dédiés, on peut voir des dalalas offrir leurs services.

Promesses de sécurité, de meilleures rémunérations et de meilleures conditions de travail : en l’échange d’une somme en liquide, les intermédiaires offrent de venir chercher la domestique qui veut fuir et de l’amener en lieu sûr, comme le montrent ces publications Facebook :

“Héberge femmes à Riyad à un prix abordable. Ceux qui souhaite “kemboi”, venez en message privé pour en savoir plus.”
“Héberge femmes à Riyad à un prix abordable. Ceux qui souhaite “kemboi”, venez en message privé pour en savoir plus.” © Facebook
Si vous vous trouvez à Jeddah, Taif, Bisha, Médine, Riyad, Abha Yanbu [villes en Arabie Saoudite] et que vous êtes prêt à “kemboi”, envoyez-moi votre localisation. Voyage en toute sécurité jusqu’à destination ! Note : avoir du cash sur soi
Si vous vous trouvez à Jeddah, Taif, Bisha, Médine, Riyad, Abha Yanbu [villes en Arabie Saoudite] et que vous êtes prêt à “kemboi”, envoyez-moi votre localisation. Voyage en toute sécurité jusqu’à destination ! Note : avoir du cash sur soi © Facebook
Tu souffres chez ton employeur actuel et tu veux “kemboi”? Contacte moi en message privé.
Tu souffres chez ton employeur actuel et tu veux “kemboi”? Contacte moi en message privé. © Facebook

 

Sous cette dernière publication, quelqu’un témoigne amèrement sur sa situation de "kemboi" : 

Je suis Kemboi et je ne peux pas conseiller à l'enfant de quelqu'un de faire de même. L'Arabie saoudite a beaucoup changé. (...) Vous pouvez travailler un mois entier et votre patronne peut choisir de ne pas vous payer. Après tout, vous ne pouvez pas la dénoncer (...) Il n'y a pas de sécurité ici, quelqu'un qui vous héberge peut choisir de vous jeter à tout moment si vous avez du retard dans le paiement de votre loyer (...) Parfois, j'ai très envie de retourner chez mon employeur mais je sais qu'ils peuvent me massacrer.

Une ancienne domestique utilisée comme "jouet sexuel"

Une femme kényane ayant fui son employeur et qui a fini aux mains d’un "dalala", Mary (pseudonyme), a accepté de raconter son calvaire à la rédaction des Observateurs. Elle dit avoir eu chez son employeur une vie difficile, ou elle pouvait "avoir faim" en ayant "plein de travail, peu de nourriture, peu de sommeil". Elle aurait alors décidé de raconter ses problèmes en ligne dans certains groupes Facebook et une "dame" qui aurait vu sa publication lui aurait "proposé de l’aide". Selon Mary, la femme aurait alors promis une vie "plus agréable, avec moins de travail et plus de liberté". 

Elle explique avoir été convaincue de s’enfuir suite à ce discours. "J'ai donc partagé ma localisation avec elle et elle a envoyé un chauffeur qui m'a récupéré lorsque je suis allée jeter des déchets au bord de la route". En l’échange de 3 500 riyals saoudiens (soit 885 euros), le chauffeur l’aurait déposé chez la femme en questions – une dalala, d’après Mary. 

Le problème, c’est que Mary dit ne pas avoir eu les moyens de régler la somme dans l'immédiat. La dalala lui aurait alors déclaré qu’elle se devait "d’accepter n’importe quel travail disponible pour avoir un peu d’argent et payer le transport et le chauffeur" et de se "préparer à tout". Mary aurait alors vu arriver deux hommes. Elle assure avoir été été utilisée par eux comme "un jouet sexuel". Et c’est ainsi que l’argent réclamé par la femme aurait pu être récupéré. 

Elle n’a pas souhaité préciser comment elle a pu s’échapper et rentrer au Kenya.

"La source du problème est l'absence de protection du travail pour les travailleurs domestiques"

Selon Migrants Rights, ces intermédiaires sont parfois d'anciennes domestiques ayant elles-mêmes pris la fuite précédemment. Dans d’autres cas, ce sont également des concitoyens qui restent au pays et parfois présentés comme gérants de "fausses agences de recrutement de travailleurs domestiques". Rima Kalush est porte-parole de cette association : 

"Ils peuvent exploiter et exploiter leurs concitoyens. Mais ils existent parce qu'il y a des besoins qui ne sont pas satisfaits par l'État. Les travailleurs domestiques qui veulent changer d'employeur pour cause d'abus, de non-paiement ou pour toute autre raison, n'ont souvent personne vers qui se tourner – dans le cadre du système de parrainage, tous les travailleurs migrants peuvent rencontrer des difficultés pour changer d'employeur, mais les travailleurs domestiques sont confrontés aux plus grandes restrictions. Les intermédiaires peuvent alors profiter de cette vulnérabilité, mais la source du problème est l'absence de protection du travail pour les travailleurs domestiques. Dans les médias, vous verrez souvent des responsables gouvernementaux reprocher aux femmes de quitter leur employeur et d'être attirées par ces dalalas, sans vraiment reconnaître pourquoi les gens doivent partir en premier lieu."

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a bien conscience de ce phénomène. Des mécanismes de retour volontaire existent depuis plusieurs décennies, permettant aux migrants en situation précaire de revenir dans leur pays sans risque. Mais il est souvent difficile de prendre en charge les travailleurs en situation irrégulière en Arabie saoudite: "Il est difficile pour le gouvernement kenyan de savoir où se trouvent les migrants, car les fugitifs ne contactent pas l'ambassade pour faire le point sur leur situation", explique à notre rédaction Yvonne Ndege, porte parole de l’OIM pour l’Afrique de l’Est.

Contactée au sujet de ces domestiques kényanes en situation irrégulière en Arabie saoudite, l’ambassade du Kenya n’a pas répondu à nos questions.

 

Cet article a été écrit en collaboration avec Hillary Ingati / RFI Kiswahili