Afrique du Sud : des tigres se baladent en ville, levant le voile sur l’industrie d’élevage de fauves

Sur ces images de surveillance, on voit un tigre se balader dans la cour d'une entreprise à Edenvale, au nord-est de Johannesburg, le 30 janvier dernier.
Sur ces images de surveillance, on voit un tigre se balader dans la cour d'une entreprise à Edenvale, au nord-est de Johannesburg, le 30 janvier dernier. © Dwayne Slabbert

Deux tigres ont été filmés dans des villes non loin de Johannesburg, à deux semaines d’écart seulement. La première tigresse, Sheba, s’était échappée d’une ferme, le 13 janvier, et a attaqué un homme, alors qu’un second félin a été repéré sur une vidéo de surveillance, le 30 janvier. Les activistes y voient les conséquences d’une industrie d’élevage de fauves bien ancrée dans le pays.

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Sur la vidéo filmée par Dwayne Slabbert le 30 janvier, responsable des ventes chez Layne Industries à Edenvale, on peut voir le félin faire le tour de la cour de son entreprise, avant de partir vers de nouveaux horizons.

Le 30 janvier dernier vers 5h30 du matin, un tigre est filmé dans la cour de Layne Industries, à Edenvale, au nord-est de Johannesburg

"Nous étions évidemment choqués et sonnés"

Dwayne Slabbert raconte ce réveil inédit : 

Mon chauffeur m'a téléphoné à 6 heures du matin, en me disant qu'il y avait un tigre dans la cour. Il l'observait par la fenêtre et il a vu qu'il essayait de sauter par-dessus le mur. Évidemment, je ne l'ai pas cru.

En regardant les premières vidéos de surveillance, nous avons pensé que ça pouvait être un lion ou quelque chose comme ça. Ou peut-être un gros chien, parce que les premières images n'étaient pas claires.

Et puis nous avons changé d'angle de caméra. Et la réaction qu’on entend dans la vidéo, c’est lorsqu’on voit le tigre pour la première fois. Nous étions évidemment choqués et sonnés.

Nous ne savions pas qu'il y avait un tigre dans la région ! C'est certainement la première fois que nous en voyons un ici.

À l’heure actuelle, la localisation, l’état et l’origine du tigre sont encore flous. 

Dans les heures qui ont suivi le signalement, la compagnie de sécurité privée SOS Security Edenvale, qui s’occupe de la sécurité du bâtiment, a affirmé que l’animal avait été endormi et capturé :

Gary Wilson, qui travaille pour l'entreprise SOS Securité, affirme que le tigre a été endormi et capturé dans la matinée du 30 janvier.

Par la voix de son avocat, l’entreprise de sécurité maintient sa version des faits jeudi 2 février. Mais pour la SPCA locale (Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux), aucune preuve ne vient confirmer ce qui a été avancé par SOS Security, comme elle l'a affirmé dans un communiqué : “Aucun tigre n'a été vu par le personnel de la SPCA d'Edenvale et aucune confirmation n'a été reçue qu'il est en sécurité ou en vie. SOS security n'a pas l'autorisation, l'équipement, la formation ou l'expérience nécessaires pour s'occuper d'animaux sauvages et pourtant ils ont déclaré l'avoir capturé et déplacé." fait valoir l'organisme. 

La Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux (SPCA) de Edenvale explique ne pas avoir de preuves de la capture du tigre dans un post publié lundi 30 janvier

On ignore toujours l’origine réelle du tigre qui s’est échappé le 30 janvier, mais deux semaines plus tôt, le 13 janvier, la tigresse du nom de Sheba qui avait semé la terreur au sud de Johannesburg, s’était elle échappée de son enclos situé dans une ferme privée à De Deur, où elle était élevée avec un autre de ses congénères. Après avoir attaqué un homme et tué plusieurs animaux, elle avait finalement été abattue par son propriétaire cinq jours plus tard. Sur ces images, fournies à la rédaction des Observateurs par Gresham Mandy, un représentant de la communauté locale, on peut y voir l’animal quelques heures avant qu’il ne soit finalement abattu. La tigresse se trouvait alors à seulement quelques kilomètres de son enclos :

Sheba s'est échappée le 13 janvier de son enclos près de De Deur, au sud de Johannesburg. On la voit près d'une habitation le 18 janvier vers 2h du matin. La tigresse a été abattue dans les heures qui ont suivi par son propriétaire, après 5 jours de recherche.
Sheba s'est échappée le 13 janvier de son enclos près de De Deur, au sud de Johannesburg. On la voit près d'une habitation le 18 janvier vers 2h du matin. La tigresse a été abattue dans les heures qui ont suivi par son propriétaire, après 5 jours de recherche. © Gresham Mandy / CPF De Deur

Ces deux histoires, si proches et si similaires, et le fait que Sheba se soit échappée d’une ferme privée n’ont pas manqué de faire réagir des associations de protection des animaux dans le pays. Elles voient un lien avec une industrie plus vaste : celle de l'élevage intensif de grands fauves en Afrique du Sud. 

Neil D'Cruze est responsable de la recherche sur la faune sauvage pour la Société mondiale de protection des animaux :

Ces dernières évasions démontrent ouvertement les risques que l'industrie de l'élevage commercial des grands félins fait peser sur la sécurité publique. Il s'agit d'animaux sauvages qui peuvent et ont toujours causé des décès et des blessures, en raison d'une mauvaise gestion.

“Leurs os peuvent aussi être vendus dans des pays d’Asie”

Également contacté par notre rédaction, Sarah Locke, responsable de campagnes en Afrique du Sud pour l’association Four Paws, qui vise à protéger les animaux de l’exploitation intensive par l’homme, détaille :

Cette industrie, on l'appelle "le cercle vicieux”. Ça commence avec des lions et des tigres en Afrique du Sud. Ils sont élevés en captivité et peuvent être vendus comme animaux de compagnie lorsqu'ils sont jeunes. Ils peuvent aussi être vendus comme trophées de chasse. Leurs os peuvent aussi être vendus dans des pays d’Asie où l'on peut faire du profit avec. Ils finissent également par tomber dans le commerce illégal d'animaux sauvages.

Selon les chiffres compilés dans le cadre de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES), 636 tigres vivants ont été exportés légalement depuis l’Afrique du Sud entre 2012 et 2022. Les tigres ne se trouvent pas naturellement en Afrique du Sud et ils sont considérés comme une espèce en danger.

Parmi les plus grands importateurs, on retrouve la Chine, le Vietnam et la Thaïlande, qui, selon Four Paws, “ont de multiples installations d'élevage intensif”. L’association fait “l'hypothèse que l'Afrique du Sud fournit des animaux reproducteurs pour de telles installations.” 

Toujours selon les données de la CITES,  134 “morceaux” de tigres ont été exportés depuis l’Afrique du Sud ces dix dernières années. Ce qui ferait du pays le premier exportateur au monde de fauves vivants ou de leurs corps, selon Four Paws. 

 Des conditions de captivité problématiques

Il n’existe pas de statistiques officielles qui pourraient donner un ordre de grandeur du nombre de tigres en captivité à travers le monde. Mais selon un rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) en 2020, il y aurait environ trois fois plus de tigres en captivité qu'à l'état sauvage. Ces fermes sont régulièrement sous le feu des critiques pour les conditions dans lesquelles sont élevées les tigres, et plus généralement, les fauves, estime encore Sarah Locke : 

Toutes les images dont nous disposons et que nous avons reçues au fil des ans indiquent que, souvent, dans ces fermes d'élevage en captivité, les espaces sont assez confinés, avec souvent beaucoup d'animaux dans un même enclos. Les lions et les tigres, qui ne sont pas de la même espèce, sont gardés ensemble dans les mêmes enclos.

Une enquête réalisée dans une ferme d'élevage en captivité de tigres, par l'association Four Paws entre 2016 et 2020, montre notamment un jeune tigre au visage abimé derrière un grillage.
Une enquête réalisée dans une ferme d'élevage en captivité de tigres, par l'association Four Paws entre 2016 et 2020, montre notamment un jeune tigre au visage abimé derrière un grillage. © Four Paws

Ainsi, une enquête publiée par National Geographic en 2019 mettaient en lumière le sort réservé aux fauves dans une ferme sud-africaine. On peut notamment y découvrir des vidéos de lionceaux tremblants, incapables de se déplacer, derrière un grillage. 

Images d'insepction de la ferme Pienika en Afrique du Sud

Des lionceaux tremblants, incapables de se déplacer, étaient élevés en captivité dans la ferme Pienika en Afrique du Sud.

La CITES est censée encadrer ces activités. Néanmoins, des associations comme Four Paws s’inquiètent que l'Afrique du Sud ne fasse pas assez pour mettre en place totalement la convention. Par ailleurs, il n'est pas nécessaire d’avoir un permis pour posséder un animal exotique dans certaines provinces … dont celle d'où se sont échappés les deux tigres.

 Neil D'Cruze conclut :

Pour être en conformité avec les mesures légales déjà prises par la communauté internationale, l'Afrique du Sud devrait s'engager publiquement à mettre fin à la reproduction commerciale en captivité, à la détention, à la chasse et au commerce international des tigres et de leurs corps. Les raisons pour lesquelles l'Afrique du Sud autorise encore cela ne sont pas claires. Il est probable que des raisons économiques en soient le principal facteur, mais cela fait débat étant donné le préjudice économique potentiel causé par l'atteinte à la réputation internationale du pays.