Au Burkina Faso, des “deepfakes” font croire à un soutien de “panafricanistes” américains à la junte
Publié le : Modifié le :
Des “panafricanistes” américains apportant leur soutien à la junte au pouvoir au Burkina Faso ? C’est ce que prétendent montrer depuis le 23 janvier 2023 des vidéos diffusées sur WhatsApp et Facebook. Mais ces vidéos n’ont rien d’authentique : il s’agit de “deepfakes”, créées sur une plateforme de création de vidéos qui utilise l’intelligence artificielle. Il n’est à ce jour pas possible de déterminer qui est à l’origine de ces séquences.
La vérification en bref
- Depuis le 23 janvier 2023, des vidéos partagées sur Facebook et WhatsApp prétendent montrer des “panafricanistes”, habitant notamment aux États-Unis, appeler à soutenir Ibrahim Traoré, actuellement au pouvoir au Burkina Faso.
- Mais ces personnes n’existent. Les images ont été générées grâce à Synthesia, une plateforme qui permet de créer des vidéos à partir de textes écrits grâce à l’intelligence artificielle.
- Il n’est toutefois à ce jour pas possible d’affirmer la source de ces vidéos.
Le détail de la vérification
Depuis le 23 janvier 2023, au moins quatre vidéos de soutien au régime burkinabè sont partagées sur les réseaux sociaux.
On y voit sept personnes s’adresser à la caméra. Celles-ci se présentent comme des “Américains d’Afrique” et des “panafricanistes”, faisant référence à ce courant politique qui promeut l'indépendance du continent africain et encourage la solidarité entre les Africains. Six d’entre eux s’expriment en anglais avec un accent américain ; l’un en français.
Drapeau du Burkina Faso en arrière-plan, ces personnes apporteraient leur soutien à la junte dirigée par le capitaine Traoré actuellement au pouvoir au Burkina Faso.
“Nous faisons appel à la solidarité des peuples africains et du peuple burkinabè, pour soutenir efficacement les autorités de la transition”, dit l’une d’elles.
“Nous devons soutenir le Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration et le président Ibrahim Traoré, qui impose le respect de sa souveraineté”, déclare une autre, avant de conclure : “La patrie ou la mort, nous vaincrons”, la devise du pays.
Partagée par un activiste Burkinabé pro-junte
Sur Facebook, la première occurrence de cette vidéo apparaît dans une publication de ce lundi 23 janvier 2023 à 19h27 heure française (supprimée mais archivée ici) d’Ibrahim Maiga, un activiste pro-junte qui vit actuellement en exil aux États-Unis.
Après avoir dénoncé la gouvernance de Blaise Compaore, président du Burkina Faso jusqu’en 2014, il avait en effet demandé l’asile politique aux États-Unis, où il vit depuis 2014. Il est également le fondateur du mouvement “Sauvons le Faso” qui s’est opposé à la politique de Roch Kaboré, président jusqu’à janvier 2022.
Ces vidéos ont également circulé sur WhatsApp. Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, un Burkinabè qui travaille dans la cybersécurité a fait savoir, captures d’écran à l’appui, qu’il avait vu ces vidéos partagées pour la première fois dans des groupes WhatsApp le 23 janvier 2023 à 20 h 48, heure de Ouagadougou, soit 21 h 48 heure française.
Sur Facebook comme sur WhatsApp, certains utilisateurs se félicitent ainsi de ce soutien, quand d’autres pointent du doigt plusieurs incohérences, et remettant en cause l’authenticité de ces vidéos.
Des avatars créés grâce à l’intelligence artificielle
Ces prétendus “panafricanistes” n’ont en effet rien de personnes réelles, comme le font suspecter plusieurs indices. Leurs voix semblent robotiques, et la prononciation de certains mots – comme “Burkina Faso” ou le nom du président Traoré – est incorrecte.
Il s’agit en fait d’avatars créés par intelligence artificielle, et plus précisément grâce à Synthesia, un site américain qui permet de générer des vidéos incarnées par des acteurs à partir de textes.
Ces personnes s’appellent Evelyn, Matt, Charlotte, Anna, Alysha, Gary et Samuel, et on les retrouve ainsi sur la page qui liste les plus de 85 avatars disponibles sur la plate-forme.
Comme l’explique la vidéo de démonstration présente sur la page d’accueil du site, on peut également customiser l’arrière-plan des vidéos, donnant la possibilité d’ajouter un drapeau burkinabé par exemple.
Ces vidéos sont ainsi des exemples de “deepfake”, une technique de synthèse de multimédia qui permet de fabriquer une vidéo faisant dire n’importe quoi à une personne avec une voix synthétique et des mouvements de bouche ultra-réalistes. On vous expliquait d’ailleurs dans cet articlecomment les détecter.
Si ces "deepfakes" sont la plupart du temps repérables, ces technologies sont de plus en plus accessibles en ligne. Sur Synthesia, un abonnement mensuel de 26 euros (ou 30 dollars) permet à chacun de créer jusqu’à 10 vidéos par mois, dans plus de 120 langues différentes.
Source inconnue à ce jour
Quant à la source originale de cette vidéo, il n’est à ce jour pas possible de la déceler avec certitude.
Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, Victor Riparbelli, le PDG de Synthesia, a fait savoir que d’après leurs informations, l’adresse IP de l’utilisateur était basée aux États-Unis. Il faut toutefois noter qu’il est facile de masquer ou de modifier son adresse IP.
“Nous avons identifié et banni l'utilisateur en question”, a-t-il également fait savoir, faisant valoir que ces vidéos étaient “en violation” des conditions générales d’utilisation de Synthesia.
Depuis ce jeudi 26 janvier 2023, certains comptes Twitter ont pour leur part attribué la paternité de ces vidéos au groupe Wagner. “La dernière vidéo de propagande de Prighozin visant le Burkina Faso est étrange”, écrivait ainsidans un tweet Cameron Hudson, un analyste au Centre d'études stratégiques et internationales (CSIS), sans donner aucune preuve de ce qui était ainsi avancé.
Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, Cameron Hudson n’a à ce jour pas répondu à nos demandes de précision.
Également contacté, Colin Gérard, chercheur au centre GEODE, a quant à lui rapporté “n’avoir rien vu de tel chez les comptes affiliés à Prigojine pour le moment”.
On peut certes noter que la publication a été partagée deux heures seulement après la première occurrence trouvée sur Facebook par le compte Justina oficial 226, un compte qui avait déjà été remarqué pour avoir diffusé "l’un des dessins animés pro-Wagner quelques heures après sa primo diffusion sur Facebook et TikTok”, selon le chercheur. Mais cet élément est selon lui “insuffisant” pour imputer ces vidéos à la propagande de Wagner.
Rien ne permet donc actuellement d’affirmer que ces vidéos sont l'œuvre du groupe paramilitaire russe.
Départ des troupes françaises au Burkina Faso
Cette vidéo est partagée alors que les autorités burkinabè ont fait savoir ce lundi 23 janvier 2023 qu’elles voulaient voir les militaires français quitter le territoire dans un délai d’un mois. Une demande qui a été acceptée par Paris, ce mercredi 25 janvier 2023.
Depuis l’arrivée au pouvoir le 30 septembre 2022 à la faveur d’un putsch du capitaine Ibrahim Traoré, la junte au pouvoir a affirmé à plusieurs reprises leur volonté de renforcer leurs relations avec Moscou, faisant redouter à certains l’arrivée de la société paramilitaire russe Wagner dans le pays.
Une plateforme déjà utilisée en janvier 2022 par la désinformation malienne
Ce n’est pas la première fois que des vidéos réalisées avec Synthesia sont utilisées à des fins de désinformation.
En janvier 2022, une page malienne avait diffusé une vidéo montrant un prétendu présentateur de télévision affirmer que des responsables maliens auraient touché de l’argent de la France pour ne pas se rendre aux Assises du Mali. Un présentateur qui n’était en fait que l’un des avatars de la plateforme, nommé Jason.
Au #Mali, des vidéos au style très particulier se sont multipliées : voix robotique & montage artisanal permettent de relayer massivement des #intox
— Info ou Intox 🔎 - France 24 (@InfoIntoxF24) January 10, 2022
Parfois, ces vidéos sont plus sophistiquées pour tromper @alexcapron de @Observateurs vous en dit plus #deepfakes @France24_fr ⤵️ pic.twitter.com/GZyofsSiRw
>> À lire sur Les Observateurs de France 24 : Voix robotique et "deepfakes" : les vidéos de l'intox au Mali