Au Darfour-Occidental, les tensions meurtrières entre tribus arabes et Massalit persistent

Suite à l'attaque du camp de Kirinding en janvier 2021, les déplacés habitant le camp de Krinding (environ 50 000 personnes) se sont réfugiés dans la ville d'El-Geneina, où ils occupent plus de 80 bâtiments administratifs.
Suite à l'attaque du camp de Kirinding en janvier 2021, les déplacés habitant le camp de Krinding (environ 50 000 personnes) se sont réfugiés dans la ville d'El-Geneina, où ils occupent plus de 80 bâtiments administratifs. © Jérôme Tubiana

Les violences meurtrières se poursuivent au Darfour-Occidental, malgré la signature en octobre 2020 d’un accord de paix historique visant à mettre fin à dix-sept ans de conflit dans cette région de l’ouest du Soudan. Elles opposent essentiellement des tribus arabes, qui seraient soutenues par l’armée selon certaines accusations, aux membres de l’ethnie Massalit. La situation, explosive, semble bouchée, explique un chercheur qui a pu se rendre sur place.   

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La dernière attaque en date remonte au 16 janvier : une attaque des tribus arabes, soutenues par des mercenaires des Forces de soutien rapide (FSR) – aussi appelés Janjawids –, avait fait 160 morts parmi les déplacés issus de l’ethnie Massalit. Krinding, le camp visé par l’attaque qui se trouve en périphérie de la ville d’El-Geneina, regroupe depuis 2003 des déplacés internes qui ont quitté leurs terres pillées au début du conflit par des tribus se revendiquant arabes.

>> Lire les Observateurs : “Ça peut s’embraser n’importe quand”: au Darfour, un camp de déplacés massalits à nouveau ravagé

Début février, des tribus arabes avaient organisé un “sit-in” et bloqué toutes les issues de la ville d’El-Geneina pendant plusieurs jours. Abdelsalam (pseudonyme), un de nos Observateurs, issu de la communauté Massalit à El-Geneina, nous a indiqué qu’il s’agissait en fait d’un siège qui avait provoqué une pénurie et une flambée des prix des denrées alimentaires. 

“Les communautés arabes ont organisé un sit-in pour demander le démantèlement des camps de déplacés”

Jérôme Tubiana, chercheur pour la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), s’est rendu à d'El-Geneina en février où il a rencontré des représentants arabes et massalits.

Après plusieurs jours de combats, des morts de part et d’autre, et le pillage et la destruction du camp de Krinding par les attaquants arabes, les communautés arabes ont changé de stratégie et opté pour une approche moins violente en organisant un sit-in “des tribus arabes”, début février. 

Ceci dit, ce sit-in bloquait les principales entrées d’El-Geneina et il m’a fallu attendre deux semaines pour pouvoir entrer en ville.

Des représentants du gouvernement de Khartoum ont convaincu les participants au sit-in de rentrer chez eux, sans violence. Mais les revendications du sit-in étaient plutôt radicales : ils demandaient que les camps de déplacés autour de la ville soient démantelés, ce qui est ironique car ce sont les attaques des milices “janjawids” issues des mêmes communautés arabes qui, depuis 2003, ont obligé les villageois non-arabes à s’entasser dans des camps autour des villes comme El-Geneina. Ils ont également réclamé le départ du gouverneur de Darfour-Occidental, Muhammad Abdullah Al-Duma, accusé d’être proche de la communauté Massalit.

 

Début février, des tribus arabes du Darfour du Sud se sont déplacés à El-Geneina pour participer au “sit-in”.”Convoi tous ensemble, pour soutenir les revendications du sit-in d’El-Geneina”, peut-on lire sur la banderole déployée par ce groupe d’arabes venu du Soudan du Sud. Photo publiée sur Facebook, le 2 février 2021.
Début février, des tribus arabes du Darfour du Sud se sont déplacés à El-Geneina pour participer au “sit-in”.”Convoi tous ensemble, pour soutenir les revendications du sit-in d’El-Geneina”, peut-on lire sur la banderole déployée par ce groupe d’arabes venu du Soudan du Sud. Photo publiée sur Facebook, le 2 février 2021. © Facebook

 

Ici, des jeunes arabes ont bloqué un des accès de la ville d’El-Geneina à l’aide de pierres et de branches d’arbres. Photo publiée sur Facebook, le 2 février 2021.
Ici, des jeunes arabes ont bloqué un des accès de la ville d’El-Geneina à l’aide de pierres et de branches d’arbres. Photo publiée sur Facebook, le 2 février 2021. © Facebook
Dans cette vidéo, Abderrahim Daglo, un haute gradé des Forces de Soutien Rapide (FSR), s’adresse aux manifestants arabes, pour leur demander de laisser les convois humanitaires entrer dans la ville d’El Geneina (à 1’53”). Vidéo postée sur Facebook le 3 février 2021.

Dans cette vidéo, Abderrahim Daglo, un haute gradé des Forces de soutien rapide (FSR), s’adresse aux manifestants arabes pour leur demander de laisser les convois humanitaires entrer dans la ville d’El-Geneina (à 1’53”). Vidéo postée sur Facebook le 3 février 2021.

 

Certains représentants des communautés arabes que j’ai rencontrés considèrent toutefois que le fait que leurs communautés organisent, pour la première fois, une manifestation au lieu de recourir à la force est déjà un progrès. 

En général, on a l’impression que les communautés arabes ne savent plus sur quel pied danser. Le régime d’Omar el-Béchir leur a donné un pouvoir politique et militaire sans précédent, leur permettant de contrôler une grande partie de l’État du Darfour-Ouest, et certains de leurs chefs continuent de jouer un rôle important à Khartoum. C’est le cas en particulier d’Hemetti, le chef des forces (paramilitaires) de soutien rapide, devenu n°2 du pouvoir soudanais depuis la chute d'el-Béchir en 2019. Pour autant, Hemetti a initié un accord de paix avec les rebelles, signé à Juba (Soudan du Sud) en octobre 2020, qui dit que les terres occupées par les Arabes doivent être rendues à leurs occupants originels, et que les crimes commis doivent être punis. Certains membres des communautés arabes se sentent trahis par cet accord de paix, et cela peut expliquer aussi bien les violences que des demandes qui semblent viser à consolider le pouvoir qu’ils ont acquis sous le régime précédent. 

“Sentant que les forces gouvernementales ne les protégeaient pas, certains Massalit ont formé des groupes d’autodéfense.”

Il y a eu une période d’accalmie dans le Darfour-Ouest ces dernières années. Mais avec le retrait en avril 2019 de la Mission conjointe des Nations unies et de l’Union africaine au Darfour (MINUAD), qui jouait un rôle dissuasif, la situation a changé. Un conflit personnel peut rapidement dégénérer en massacre à l’encontre des Massalit, la communauté non-arabe la plus importante du Darfour-Ouest. La première attaque menée par des Arabes contre le camp de déplacés de Krinding, essentiellement Massalit, a eu lieu le 30 décembre 2019.

 

 

Depuis, d’autres attaques ont eu lieu, et les autorités soudanaises ne semblent pas capables de protéger les civils. Pire, l’armée régulière soudanaise et les Forces de soutien rapide (FSR) sont accusées par les populations massalits d’être impliquées dans ces massacres à différents degrés. Des témoignages font état de la présence d’assaillants portant l'uniforme des FSR, même il n’y a aucun élément prouvant qu’ils ont reçu des ordres de leur hiérarchie pour participer à ces attaques.   

Après la chute du président Omar el-Béchir en avril 2019, les déplacés dans les camps d’El-Geneina mais aussi de tout le Darfour ont commencé à réclamer leurs droits de manière plus ouverte, notamment le retour à leurs terres et le désarmement des milices arabes, qui sont impliquées dans les massacres. Sentant que les forces gouvernementales ne les protégeaient pas, certains Massalit ont formé des groupes d’autodéfense, et lors de la dernière attaque qui a eu lieu le 16 janvier, ils ont riposté, notamment avec des grenades.

Dans la ville d’El-Geneina, les Arabes vivent généralement dans les quartiers périphériques, comme celui d’Am Duen. La situation entre ces quartiers et les camps ou quartiers voisins habités par les Massalit reste tendue et peut dégénérer en affrontements à la moindre étincelle. 

L’accord de Juba prévoit la formation d’une force de protection des civils de 12 000 hommes, composée à égalité de troupes rebelles et gouvernementales. Mais la mise en œuvre de cet accord est lente, notamment en raison du manque de financement.

Depuis février 20121, la Mission conjointe des Nations unies et de l’Union africaine au Darfour (MINUAD) est remplacée par la Mission intégrée des Nations unies pour l’assistance à la transition au Soudan (MINUATS). Le rôle de cette mission est néanmoins exclusivement politique. Elle ne prévoit pas de déploiement de troupes aux Darfour, et c’est ce qui suscite l’inquiétude des populations déplacées et des ONG humanitaires.