En Turquie, l'agression de Kurdes cueilleuses de noisettes ravive le débat sur le racisme
Publié le : Modifié le :
Le nord de la Turquie est réputé pour son thé mais aussi ses noisettes, qui représentent 70 % de la production mondiale d’oléagineux. Pour la récolte, les propriétaires font appel à des saisonniers majoritairement kurdes ou syriens qui travaillent dans des conditions difficiles, souvent sans contrat, et qui sont parfois victimes de racisme. Une vidéo tournée début septembre montrant un groupe d’hommes frapper violemment des cueilleuses kurdes a relancé le débat sur les discriminations subies par cette communauté.
À Ortaköy Sütmahalle, village de la province de Sakarya, dans le nord de la Turquie, huit hommes ont été filmés le 4 septembre, en train de frapper un groupe de saisonniers venus de la région de Mardin, à 1 200 kilomètres de là, pour cueillir des noisettes. Un geste a notamment beaucoup choqué les internautes turcs : une violente gifle infligée par un homme à une jeune cueilleuse. Selon les déclarations de son père, cette adolescente de 14 ans serait depuis traumatisée.
Mardin Mazıdağı'ndan Sakarya'ya giden 16 fındık işçisine bu sabah işveren ve köylülerin saldırısına uğraması twitterda gündem oldu. “#sakaryadaişçileresaldırı” hastagı ile yapılan paylaşımlar kısa süre içinde birinci sıraya yükseldi
Mezopotamya Ajansı (@MAturkce) September 4, 2020
pic.twitter.com/aDpOkX3b8O
Vidéo amateur tournée par un membre de la famille, diffusée par l’agence de presse kurde Mésopotamie le 4 septembre.
Les victimes constituaient un groupe de 16 personnes originaires de Mardin, pour la plupart de la même famille élargie. Son père, Kasim Demir, a déclaré à la BBC : "Des hommes s’en sont pris à des enfants. Je ne les avais pas vus frapper ma fille, si je les avais vus battre les femmes, les choses se seraient passées bien différemment". Il a par ailleurs affirmé que l’agression était de nature raciste et qu’ils avaient été maltraités en raison de leur identité kurde.
Un membre de sa famille, Baris Demir, a précisé à l’agence de presse kurde Mésopotamie que les agresseurs étaient le fils et le neveux du propriétaire du champ de noisetiers et que les violences ont commencé après une dispute sur le lieu où travaillaient ces saisonniers :
Nous sommes allés à la ferme le matin, le propriétaire nous a insultés et nous a traités de 'bande de clébards'. Après nous sommes partis. Il [le propriétaire] nous a ensuite menacés en disant : 'Vous pensez que vous êtes chez vous ? Cette [terre] nous appartient'. Ensuite huit personnes avec des bâtons sont venues nous attaquer.
La famille a pu quitter les lieux immédiatement et est rentrée à Mardin en minibus le lendemain matin.
D’autres Kurdes visés par des attaques racistes à Sakarya par le passé
Suite à la publication de leur histoire dans les médias turcs, deux de leurs assaillants ont été arrêtés avant d’être relâchés sous contrôle judiciaire. Plusieurs représentants du parti au pouvoir, l’AKP (Parti de la justice et du développement), ont affirmé que cette attaque n’avait aucune connotation raciste et n’était qu’une "bagarre entre paysans".
Des représentants politiques et associatifs de la minorité kurde, comme Abdulhakim Daş, président de la plateforme des Associations du Sud-Est (DGD) ont estimé que "cette attaque est l’expression pratique de la mentalité raciste cultivée [dans ce pays] depuis un siècle".
En octobre 2019, un autre travailleur saisonnier kurde de 19 ans, Sirin Tosun, a été lynché par un groupe de six personnes à Sakarya pour avoir parlé en langue kurde. Il a reçu une balle dans la tête et a perdu la vie après 54 jours passés en soins intensifs.
Toujours à Sakarya, en décembre 2018, un père de famille kurde a été abattu en pleine rue alors qu’il venait de récupérer son fils chez le coiffeur. Interrogé sur ses origines, il avait indiqué être kurde avant d’être tué.
"La population de cette région est connue pour ses penchants ultra-nationalistes"
Özgür Çetinkaya travaille régulièrement auprès des saisonniers en Turquie en tant que chef de projet pour la coopérative "Atelier du développement" (Kalinma atölyesi), qui promeut le modèle des coopératives et publie régulièrement des rapports sur le travail agricole saisonnier.
Les actes racistes visant les travailleurs saisonniers, qui sont majoritairement Kurdes ou Syriens, se produisent régulièrement dans la région de la mer Noire (nord). La population de cette région est connue pour ses penchants ultra-nationalistes. Je me souviens, par exemple, que le gouverneur de la province d’Ordu (nord-est) avait interdit aux saisonniers kurdes de venir faire les récoltes il y a quelques années [entre 2003 et 2008, NDLR].
Les violences ne sont pas rares entre les propriétaires et les saisonniers qu’ils embauchent, elles commencent souvent avec des disputes sur le salaire ou les conditions de travail. En Turquie, les travailleurs saisonniers n’ont pas de contrat, tout est fait à l’oral. Si le propriétaire ne peut pas payer, qu’il diminue le salaire ou a du retard dans leur paiement, ce qui est très fréquent, cela crée des tensions.
Des tensions alimentées par les salaires bas et des conditions difficiles
Ces tensions sont aussi alimentées par la frustration des travailleurs pauvres qui travaillent tout l’été en famille, enfants compris, pour pouvoir survivre l’hiver dans leur région, où il y a peu ou pas de travail. Ces gens travaillent souvent 12 à 13 heures par jour sous le soleil, sans équipement adapté, ils portent des charges lourdes et dorment dans des remises ou des tentes, avec pas ou très peu de confort.
Ils sont souvent endettés et une partie de leur salaire [65 à 90 livres turques par jour, 7 à 10 euros, le minimum légal étant de 115 livres, soit environ 13 euros, NDLR] doit être versé à l’intermédiaire qui leur a trouvé le travail.
Le plus gros acheteur de noisettes récoltées par les saisonniers dans le nord de la Turquie est l’entreprise italienne Ferrero, qui produit notamment la célèbre pâte à tartiner Nutella. Les conditions de travail de ces ouvriers agricoles et l’embauche généralisée d’enfants a poussé la multinationale à créer des programmes de formation pour les propriétaires terriens et à mettre en place un processus de traçage des noisettes. Comme l’a révélé la BBC en 2019, ces programmes sont loin d’être suffisants pour mettre un terme au travail des enfants et aux salaires en dessous du minimum légal.