BRÉSIL

Brésil : des militants tentent d’empêcher l’avortement d’une fillette, "un cas symbolique de la menace conservatrice"

Des militants catholiques, évangéliques et "pro-vie" tentent de forcer l'entrée du CISAM, à Recife, pour empêcher l'avortement d'une fillette de 10 ans. Capture d'écran / réseaux sociaux.
Des militants catholiques, évangéliques et "pro-vie" tentent de forcer l'entrée du CISAM, à Recife, pour empêcher l'avortement d'une fillette de 10 ans. Capture d'écran / réseaux sociaux.
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Dimanche 16 août à Recife, au Brésil, des militants catholiques et évangéliques se sont rassemblés devant l'hôpital où une enfant de 10 ans, enceinte après avoir été violée par son oncle, devait être admise pour un avortement. Pour notre Observatrice, ce cas est révélateur de la menace que font peser ces groupes conservateurs sur les droits des femmes au Brésil.

Plusieurs vidéos publiées sur les réseaux sociaux ont immortalisé la scène. Devant le centre de santé Amaury de Medeiros (CISAM) à Recife, dans l'État de Pernambouc, dimanche 16 août, des dizaines de personnes prient ensemble, puis s'en prennent au personnel médical. Dans l'une des vidéos, les militants, alignés devant l'établissement, se mettent à scander "Assassin, assassin !" en direction de l'obstétricien responsable de l'interruption de grossesse et directeur du CISAM, Olimpio Moraes. D'autres images montrent la police militaire les empêcher de forcer l'entrée. Ces manifestants sont notamment des membres du Mouvement pro-vie bésilien et d'un groupe catholique local, Porta Fidei. Plusieurs députés de l'État appartenant à la mouvance évangélique étaient également présents.

 

Des féministes tentent d'interrompre une prière entamée par des militants "pro-vie" contre l'avortement de la fillette de 10 ans.

 

 

 

Vidéo montrant les militants conservateurs tenter d'entrer dans l'hôpital. Relayée par le journaliste et activiste Ari Areia.

 

Dans la presse locale, le Dr. Olimpio Moraes a dénoncé un événement inédit : "Je n'avais jamais rien vu de tel (...), c'est le reflet de la force politique et partisane que les mouvements religieux ont pris ces derniers temps". "Ils ont noté la plaque d'immatriculation de la voiture qui a amené la fille (...) J'ai été traité d'assassin et empêché d'entrer dans la maternité où je suis directeur. J'ai dû attendre l'arrivée de la police. Je me suis arrêté pour leur parler et entre-temps, la fille a pu entrer par les portes arrières", a-t-il encore confié dans une interview.

Un premier hôpital avait retardé l'avortement

Les difficultés rencontrées par cette enfant ne commencent pas à Recife, mais à plus de 1 000 kilomètres de là, dans l'État d'Espirito Santo. Violée par son oncle depuis plusieurs années, la fille de 10 ans, alors enceinte de 22 semaines, a d'abord été reçue à l'hôpital universitaire de Victoria, où les médecins ont refusé d'interrompre la grossesse.

Le 14 août, la Cour de justice de l'État d'Espirito Santo a autorisé l'avortement, la législation brésilienne le permettant en cas de viol, mais a dû trouver une solution d'urgence ailleurs. Grâce à la mobilisation de plusieurs organisations féministes et de défense des droits, dont le Grupo Curumim basé à Recife, la fille, accompagnée de sa grand-mère et d'une assistante sociale, a finalement pu voyager jusque dans l'État de Pernambouc et être prise en charge au CISAM.

Mais des militants ont fait fuité son nom et organisé des tentatives d'intimidation à son domicile, puis devant l'hôpital à Recife. Dimanche 16 août dans la soirée, des militantes féministes se sont également mobilisées dans une contre-manifestation pour défendre la petite fille.

 

Ces manifestantes réunies devant le CISAM expliquent être mobilisées, "dans un contexte de pandémie", pour dire que la vie de la fillette importe, et pour défendre l'avortement légal.

"Une manifestation de ce type-là, je n'en avais jamais vu"

Paula Viana est infirmière et membre de l'organisation féministe Grupo Curumim. Elle a coordonné le transfert de l'enfant jusqu'au CISAM. Pour elle, ce cas est symbolique et illustre la complexité de l'accès à l'avortement au Brésil :

 

Nous vivons un moment historique et très inquiétant avec beaucoup de menaces et de tentatives de retour en arrière par rapport à des droits déjà acquis. La question de l'avortement de cette petite fille est très emblématique. C'est un cas symbolique de ce que vivent les femmes brésiliennes et de la menace conservatrice, qui s'empare de la force des religions comme instrument de mobilisation.

Une manifestation de ce type là, je n'en avais jamais vu. C'est justement une particularité du moment que nous vivons, cette expression de la haine. Nous avions déjà suivi un cas similaire, en 2009 : celui d'une petite de 9 ans, dans l'État de Pernambouc, abusée par son beau-père et tombée enceinte de jumeaux. Son histoire avait été très médiatisée et avait fait beaucoup de bruit dans la presse et au sein de l'Église. Les représentants des religions et les militants contre l'avortement sont actifs depuis plusieurs années au Brésil, mais leurs modes opératoires n'avaient jusqu'ici pas bénéficié de l'approbation des représentants du pouvoir législatif. Dans le cas de 2009, il n'y avait pas eu cette expression publique de la haine.

 

"Ces groupes font beaucoup de bruit, mais je pense que la voix prépondérante va dans le sens des droits de cette petite fille"

Nous avons pris connaissance du cas de cette fillette quand elle se trouvait encore à Victoria. L'hôpital était en train de faire retarder son avortement en demandant une décision judiciaire, ce qui n'était pas nécessaire. Or, retarder sa prise en charge comportait des risques pour sa santé et pouvait compliquer son avortement. Nous avons donc activé nos réseaux pour proposer à la famille de se déplacer vers un autre État. Le directeur du CISAM a accepté de l'accueillir. Mais son identité et le lieu où elle allait se faire avorter ont été rendus publics sur les réseaux sociaux. J'ai reçu un audio sur WhatsApp d'une personnalité évangélique qui disait qu'ils allaient tuer un enfant et qu'il fallait se rendre devant l'hôpital pour empêcher cela. C'est absurde et c'est cruel.

 

Nous avons donc dû monter une opération pour que cette fille soit en sécurité, en trouvant un chauffeur de confiance, en la faisant entrer par l'arrière de la maternité. Quand je l'ai vu, c'était une petite très triste. Heureusement, deux jours plus tard, il y a eu une démonstration de gentillesse de la part d'habitants de Recife qui lui ont déposé des cadeaux, des chocolats. Ce que nous voyons c'est que ces groupes font beaucoup de bruit, disent qu'ils ont des milliers de membres, mais je pense qu'ils sont une minorité et que la voix prépondérante va dans le sens des droits de cette petite fille.

 

"L'avortement ne doit plus être considéré comme un crime au Brésil"

 

Au Brésil, l'avortement est inscrit dans le code pénal où il est considéré comme un crime. Il est toutefois permis de pratiquer un avortement en cas de viol, de risque de mort pour la mère et [depuis une décision de la Cour suprême rendue en 2012, NDLR] en cas de présence d'une anencéphalie fœtale. C'est une des grandes luttes des mouvements féministes au Brésil : que l'avortement ne soit pas considéré comme un crime - du moment où il n'est pas pratiqué contre la volonté de la femme.

 

Certaines femmes n'ont même pas accès à ces informations concernant l'avortement. Au sein du Grupo Curumim, nous recevons beaucoup de messages de la part de victimes de violences sexuelles qui ne savent pas où aller, ou des victimes de violences sexuelles qui sont tombées enceintes et qui, parfois, ne savent pas qu'elles ont le droit d'interrompre la grossesse. Il y a beaucoup de désinformation sur ces sujets-là.

 

"Il n'y a pas besoin d'autorisation judiciaire pour une interrumption de grossesse en cas de viol", peut-on lire sur cette publication.

 

"En 2018, 21 000 mineurs ont eu des enfants au Brésil. Toute grossesse chez des filles de moins de 14 ans est le résultat d'un viol sur personne vulnérable". Données relayées par le Grupo Curumim, source DATASUS (plateforme de données sur le système de santé au Brésil). 

 

Plusieurs procédures judiciaires liées au cas de cette jeune fille sont en cours. Une plainte a été déposée contre l'oncle de la fillette. Arrêté le 18 août, il risque jusqu'à 15 ans de prison

Le ministère public d'Espirito Santo a également intenté une action en justice contre la militante d'extrême droite Sara Giromini, ancienne membre des Femen, connue sous le nom de Sara Winter, pour avoir divulgué l'identité de l'enfant de 10 ans. Sa chaîne Youtube a été supprimée.

L'Église a de son côté condamné ceux qui pratiquent les avortements légaux. Le président de la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB), Walmor Oliveira de Azevedo, a qualifié de "crime odieux" l'avortement réalisé sur la fille de 10 ans et a regretté que les "représentant de la Loi de l'État, dont la mission est de défendre la vie, aient décidé de la mort d'un enfant".

Pour Paula Viana, cette histoire ne doit pas être perçue comme un cas isolé. "Des milliers de filles et de femmes passent par là", explique-t-elle. Selon les données du système de santé public brésilien, le SUS, en 2019, il y a eu chaque jour près de six hospitalisations pour avortement concernant des enfants de 10 à 14 ans.

Article écrit par Maëva Poulet.