MOZAMBIQUE

ENQUÊTE - Au Mozambique, le drame humanitaire des déplacés internes, victimes de l’insurrection islamiste (2/2)

À gauche, une distribution alimentaire à Pemba par le collectif Ukhavihera. À droite, la Communauté islamique du Mozambique (CIMO) lors d'une opération dans le district de Quissanga. Photos : Georginelta Eurosia Eduardo (Instagram) et CIMO (Facebook).
À gauche, une distribution alimentaire à Pemba par le collectif Ukhavihera. À droite, la Communauté islamique du Mozambique (CIMO) lors d'une opération dans le district de Quissanga. Photos : Georginelta Eurosia Eduardo (Instagram) et CIMO (Facebook).
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En cinq mois, le nombre de déplacés a doublé dans la province de Cabo Delgado, dans le nord du Mozambique. Des milliers de personnes ont fui l’insurrection islamiste - dont certaines actions ont commencé à être revendiquées par l'État islamique en 2019 - pour trouver de précaires refuges chez des connaissances ou dans des campements surpeuplés. Face à l’urgence humanitaire, des organisations multiplient les appels à la solidarité. 

Le Cabo Delgado, riche en gisements gaziers, est le théâtre d’attaques menées depuis octobre 2017 par un groupe armé appelé localement Al-Shabaab, bien que n’ayant aucun lien avec le groupe islamiste somalien éponyme. En trois ans, ces violences ont fait plus de 1 400 morts, selon l’ONG The Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled), qui documente la situation dans le Cabo Delgado.

>> LIRE SUR LES OBSERVATEURS : Dans le nord du Mozambique, des milliers d’habitants fuient la menace islamiste (1/2) 

250 000 déplacés dans le Cabo Delgado

Depuis le début de l’année 2020, les attaques se sont intensifiées. Entre mars et juin, les insurgés ont pris d'assaut plusieurs chefs-lieux de la province ainsi que des villages dans les districts de Mocimboa da Praia, Quissanga, Muidumbe, ou encore Macomia. Des images partagées sur les réseaux sociaux font état de maisons et bâtiments détruits, parfois brûlés, et de locaux administratifs abandonnés. Des milliers d’habitants ont alors pris la fuite, par voie terrestre ou maritime.

Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (Ocha), depuis mars, le nombre de déplacés a doublé pour atteindre les 250 000 dans le Cabo Delgado en juillet. C'est près de 10% de la population de cette province de 2,3 millions d’habitants. Beaucoup se sont réfugiés dans la ville côtière de Pemba, capitale du Cabo Delgado. Ils y sont souvent accueillis chez des connaissances ou des membres de leurs familles. Mais les conditions de vie sont précaires et la nourriture manque. 

Le Programme alimentaire mondial (PAM), qui espère venir en aide à près de 200 000 personnes en août, tente d’adapter ses stratégies au nombre croissant de déplacés. En septembre, l’organisme d'aide alimentaire de l'ONU devrait ainsi mettre en place un système de "bons" qui pourront être utilisés dans les commerces locaux.

Le Programme alimentaire mondial des Nations Unies indique dans ce tweet avoir aidé 112 728 déplacés internes dans le Cabo Delgado en juin, et 8 030 dans la province de Nampula.

"Les besoins sont très importants et l’aide ne parvient pas à tous les déplacés"

Quelques habitants de Pemba se mobilisent eux aussi. Avec plusieurs jeunes du Cabo Delgado, Georginelta Eurosia Eduardo a lancé en juin le mouvement "Ukhavihera" - "Aider" - pour livrer des produits de première nécessité aux personnes dans le besoin. Elle est notamment venue en aide à Miguel Momade, qui a fui la ville de Quissanga avec sa famille et plusieurs enfants après une attaque fin mars (voir son témoignage dans la première partie de notre article).

Grâce à des dons, l’initiative de Georginelta Eurosia Eduardo a déjà permis de soutenir quatre familles, soit 92 personnes :

 

Il y a près de 40 000 déplacés à Pemba, parmi lesquels des femmes, des enfants, des personnes âgées. Certains sont là depuis six mois, mais la plupart sont arrivés récemment. Ils sont accueillis chez des proches, parfois à 10, 20 ou 30. Le gouvernement et des organisations internationales sont présents, mais les besoins sont très importants et l’aide ne parvient pas à tous. Avec notre groupe de volontaires du Cabo Delgado, nous identifions les familles déplacées qui arrivent à Pemba et nous recensons leurs besoins : est-ce qu’elles ont besoin de nourriture, de vêtements, de chaussures, d’un lieu où dormir dignement. 

Grâce à des donations et à un partenariat avec une fondation ici à Pemba, nous faisons des distributions de nourriture, de kits d'hygiène et de vêtements. Nous essayons par ailleurs d’aider ces familles à monter de petits commerces pour ne pas dépendre des donations. Nous avons par exemple acheté du matériel pour que certaines familles puissent faire des gâteaux et les vendre.

Une opération réalisée par le mouvement "Ukhavihera" à Pemba. Photo initialement publiée sur le compte Instagram de Georginelta Eurosia Eduardo.

"Aujourd’hui, l’urgence c’est d’avoir de la nourriture et des tentes"

Non loin de Pemba, dans le district voisin de Metuge, le gouvernement de la province a installé cinq centres d'hébergement accueillant plus de 10 000 personnes. Les tentes ont pour certaines été livrées par des organisations humanitaires, comme l'Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), qui avait déjà abrité sur ces mêmes sites des victimes du cyclone Kenneth l’an dernier. D’autres abris ont été improvisés avec les moyens du bord.

En juin, Jasmine Opperman, analyste au sein de l'ONG Acled, publie ces photos prises par Pinnacle News dans les centres d'hébergement de Metuge. 

Le diocèse de Pemba et l’organisation Caritas interviennent régulièrement dans ces campements. Mais encore une fois, la prise en charge de ces victimes des conflits est complexe, comme l’explique l’évêque de Pemba, Luiz Fernando Lisboa :

 

Dans le district de Metuge, c’est plus facile de compter le nombre de déplacés - contrairement à Pemba - car ils sont tous regroupés sur les mêmes sites. Plusieurs acteurs sont impliqués dans ces campements et travaillent avec les autorités. Toutefois, les conditions d’un accueil digne ne sont pas réunies. Récemment, le gouvernement provincial a assuré un accès à l’eau. Mais il n’y a pas assez d’abris : il y a parfois deux ou trois familles sous la même tente. Comme dans les familles à Pemba, où les personnes sont agglomérées, maintenir la distance physique est impossible alors même que nous sommes en période de pandémie de Covid-19 [le 27 juillet, le pays comptait 1 701 cas positifs et 11 morts, NDLR]. Nous avons distribué des masques, mais ça ne résoud pas tout. 

L'urgence, c’est d’avoir de la nourriture et des tentes. Nous parlons aussi beaucoup avec ces personnes, et nous préparons une équipe qui sera chargée de faire un suivi psycho-social car elles sont traumatisées. Un suivi médical est nécessaire : certaines ont marché à travers la nature pendant plusieurs jours et se sont blessées. Nous avons aussi rencontré une adolescente qui a donné la vie à un bébé alors qu’elle fuyait. Dans un second temps, il faudra que le Mozambique soit aidé par la communauté internationale pour reconstruire la région. Car nous avons l'espoir que cela finira.

L'évêque de Pemba et Caritas dans les campements de déplacés, dans le district de Metuge, en juin.

Valige Tauabo, gouverneur de la province de Cabo Delgado, livre de l'aide alimentaire aux familles déplacées à Metuge.

 

Selon l’Institut mozambicain de gestion des désastres naturels (INGC), la province voisine de Nampula accueillerait également plus de 8 000 personnes, dont près de 4 400 enfants. Le 14 juillet, le gouvernement de Nampula a annoncé l’ouverture prochaine d’un centre de transit. Le gouvernement provincial entend mettre à disposition des terres cultivables pour ces déplacés, qui seraient à 87% des agriculteurs. Un autre centre d’accueil devrait être ouvert dans la province de Niassa.

Cette association s'est rendue le 26 juillet à Nampula, avec des membres de la Communauté islamique du Mozambique (CIMO), pour distribuer des kits alimentaires aux déplacés des conflits du Cabo Delgado. 

 

Mais plusieurs organisations estiment que de nombreux déplacés ne seraient pas encore comptabilisés ou pourraient se trouver dans des zones peu accessibles. La Communauté islamique du Mozambique (CIMO), très présente sur le plan humanitaire dans le Cabo Delgado et à Nampula, s’inquiète particulièrement pour les personnes qui n’ont pas pu quitter les districts sinistrés et survivent dans des conditions extrêmement difficiles.

Des bateaux sont chargés d'aide alimentaire par la Communauté islamique du Mozambique (CIMO) avant une opération dans le district de Quissanga, d'où plusieurs personnes n'ont pas pu partir. Photo envoyée par la CIMO à la rédaction des Observateurs de France 24. 

"Les habitants qui sont restés dorment dans les marais"

Maulana Mansur, membre du CIMO s’est ainsi rendu auprès de victimes dans le district de Quissanga, très affecté par les attaques. Il témoigne :

 

C’était un voyage risqué car la zone n’est pas sécurisée. Nous sommes partis en bateaux, avec sept tonnes d’aide humanitaire, de Pemba jusqu’à Arimba d'abord. Sur place, j’ai personnellement pu voir près de 350 maisons brûlées [plusieurs photos ont été diffusées par la CIMO ici, NDLR]. Il n'y avait plus de magasins, rien. Les habitants qui sont restés dorment dans les marais. Ils ne sont pas partis car ils sont trop âgés ou n’ont pas assez d’argent pour se déplacer. Depuis plusieurs semaines, personne ne s'était rendu dans ces zones et ces gens ne sortaient de leurs abris que pour aller pêcher ou chercher de l’eau. Nous avons pu fournir de la farine, du riz, de l’huile et des vêtements à presque 3 000 personnes.

Nous sommes ensuite allés sur l'île de Quisiui, où nous avons rencontré une centaine de familles. Là encore, nous avons vu des maisons brûlées. Enfin, nous avons débarqué sur l’île d’Ibo, un peu plus sécurisée grâce à la présence de militaires. Plusieurs personnes avaient fui vers cette île lors de précédentes attaques dans le district, c'est donc là où il y avait le plus de monde. Toute l’opération a duré trois jours. Je n'avais jamais vu une situation pareille. Plusieurs personnes ont également disparu : nous avons rencontré une dame qui est à la recherche d’un membre de sa famille. Elle nous a donné son nom, mais pour le moment nous n’avons pas pu le localiser.

L'opération de la CIMO dans le district de Quissanga a duré trois jours. Ces photos ont été publiées par la CIMO sur Facebook début juin.

 

Aucune intervention régionale ou internationale

 

 

Malgré des opérations répétées, le Mozambique ne parvient pas à maîtriser la situation dans le Cabo Delgado. En mai, la Communauté de développement d'Afrique australe (SADC) avait reconnu le danger de l’insurrection pour toute la région. Or, aucune intervention régionale ou internationale n’a encore été mise en place. 

Interrogé sur RFI en juillet, le chercheur Martin Rupiya, du Centre africain pour la résolution constructive des conflits (ACCORD) estimait que la SADC devait "être officiellement invitée à intervenir". "Et les pays attendent jusqu’à dernier moment pour se tourner vers l'institution. D’autres techniques ont d’abord été essayées, comme l'intervention de compagnies de sécurité privée, car personne ne veut voir cette région être cataloguée comme zone de conflit", avait-il expliqué. En effet, le Mozambique a engagé une société de sécurité privée, dont les hélicoptères sont utilisés dans la lutte contre les insurgés. 

Dans un récent billet, Jasmine Opperman, analyste au sein de l'ONG Acled, rappelle que la réponse des forces de sécurité mozambicaines a jusqu'ici été caractérisée par des "tactiques coercitives et des violations des droits de l'homme". Une intervention régionale alignée sur ces méthodes pourrait donc, selon elle, rendre difficile l'instauration d'un lien de confiance avec les communautés affectées. 

Sur RFI en juillet, Martin Rupiya considérait lui aussi que la seule option militaire ne suffirait pas : "Il y a surtout besoin d’investissements pour créer des infrastructures, des emplois, et redonner de l'espoir".

Article écrit par Maëva Poulet