Eau, électricité, carburants : dans le Fezzan, les oubliés de la guerre civile en Libye manquent de tout
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A gauche et au centre, une file d’attente devant un point de vente de bouteilles de gaz à Oubari ; à droite, des bénévoles essayent de réparer, avec les moyens du bord, les fissures dans la route reliant Oubari à Ghat. Photos envoyées par nos Observateurs
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La guerre civile qui déchire la Libye depuis 2014 a laissé dans l'oubli la région du Fezzan, dans le sud du pays, au cœur du Grand Sahara. Sur les réseaux sociaux, les habitants lancent régulièrement des appels à l'aide à destination des deux parties du conflit, le gouvernement d'entente nationale d’un côté et les troupes du maréchal Haftar de l’autre, pour alerter sur leurs conditions de vie misérables. Dans les villes de Ghat et Oubari, nos Observateurs détaillent leur quotidien.
La concentration des forces politiques et militaires, bénéficiant chacune de soutiens internationaux dans les deux grande provinces de la Cyrénaïque et de Tripoli, a laissé le Fezzan, la troisième grande province traditionnelle de Libye, à la marge. Dans cet immense territoire, qui s’étend sur 551 170 km² soit la taille de la France, les habitants déplorent l’absence de services de première nécessité tel que les services médicaux ou les pompiers, mais aussi le manque d'électricité, de gaz, de carburant…. Pour eux, pas de différence : les deux gouvernements qui se disputent le pays sont responsables de la dégradation de leur situation car les combats qu’ils mènent empêchent l’approvisionnement de la région.
Dans la vidéo ci-dessous, filmée le 28 juin, on entend un habitant de la commune de Tiwiwi, à 175 kilomètres de la ville de Sebha considérée comme la capitale de la région de Fezzan, se plaindre après avoir été contraint d’éteindre lui-même l’incendie qui s’est déclenché dans sa maison, faute d'avoir pu faire appel à des pompiers.
"Nous exhortons les deux gouvernements (de l'est et de l'ouest), nous voulons un camion de pompier, une ambulance, des médicaments, nous voulons tout. Regardez avec quel moyen on a éteint les feux. Vous oubliez les habitants du sud, nous n’avons ni réseau d’assainissement, ni liquidité, ni électricité, ni hôpitaux."
Dans cette publication datée de 20 juin, cet habitant de la ville de Ghat (à 1336 km au sud-ouest de Tripoli) se plaint quant à lui de la pénurie quasi-totale de bouteilles de gaz domestique. Il affirme qu’une bouteille de gaz se vend dans la région jusqu’à 300 dinars (soit 180 euros) contre 10 dinars (soit 6,35 euros) dans le nord .
"Vous, au nord et à l’est, vous ne savez même pas ce qu'il se passe pour nous au sud… Nous, on achète la bouteille de gaz à 300 dinars, et vous, quand son prix est arrivé à 10 dinars (soit 6,35 euros), vous vous êtes révoltés…On achète le litre d’essence à 3 dinars et chez vous ça coûte 0,15 dinar seulement s’indigne cet internaute dans cette vidéo qui a récolté près de 40 000 vues.
"Il y a une pénurie de bouteilles de gaz depuis huit mois et toujours pas de solutions’’
Abderrahman Sidi, 25 ans, est un blogueur qui vit dans la ville d’Oubari. Selon lui, les autorités centrales n’ont pas pris la peine de trouver des solutions.
On a commencé à avoir de gros problèmes pour trouver des bouteilles de gaz au mois de décembre, et on n'a toujours pas trouvé de solutions. Les circuits ordinaires de distribution ne reçoivent plus d’approvisionnement. Dans ces conditions, le marché noir a prospéré et nous en sommes à acheter une bonbonne à 300 dinars (180 euros), alors que normalement, le prix ne dépasse pas 3 dinars.
Des citoyens attendent l’arrivée des bouteilles de gaz dans un point de vente officiel à Oubari.
Longue file d’attente devant un point de vente de bouteilles de gaz à Oubari.
Même pour utiliser les gazinières électriques, c'est très compliqué, on reste parfois plusieurs jours sans électricité. On a dû utiliser les feux de bois pour cuisiner. Nous sommes obligés aussi d'acheter des citernes d’eau puisque le réseau de distribution d’eau potable tombe en panne tout le temps, et il fonctionne seulement avec l’électricité. On dirait que nous vivons au Moyen Âge.
Privés d’eau potable, les habitants se trouvent obligés d’acheter des citernes. Photos envoyées par notre Observateur Abderrahmane Sidi.
Pour faire face à l’absence d’électricité, on s’est procuré des générateurs électriques, mais on peine à trouver du carburant, puisque les stations-service sont à sec la plupart du temps. Les contrebandiers vendent le litre d’essence à 3 dinars, soit 20 fois plus cher que son vrai prix, alors que le plus grand champ pétrolier dans le pays [le champ pétrolier d’Echarara, à 75 kilomètres à l’est d’Oubari NDLR] est à deux pas de notre ville.
A gauche, une station-service en partie couverte par le sable dans la ville de Ghat. A droite, le marché noir des carburants qui prospère à Fezzan. Photos envoyées par nos Observateurs.
En plus, on souffre du manque de liquidité. De longues files d’attente se forment à chaque fois qu’on entend que du liquide est arrivé dans les banques, ce qui engendre des bagarres, tout ça pour retirer une petite somme de 600 dinars (soit 380 euros).’’
Une foule dans une banque à Oubari, qui souffre d’un manque de liquidité depuis des mois. Vidéo envoyée par notre Observateur Abderrahmane Sidi
"Il faut que cette longue file d’attente devant une station-service dans le sud libyen soit enregistrée comme la plus longue file d’attente de l’histoire !’", s’indigne notre Observateur Bachir Echeikh.
‘’L’absence d’activités économiques a poussé les jeunes à collaborer avec les groupes djihadistes et les trafiquants’’
Pour Bachir Echeikh, habitant de Ghat, et président de la Ligue "mouvement de la colère de Fezzan", les infrastructures modestes et l’absence de sécurité sont les plus grandes sources de frustration :
Pour commencer, le plus grand souci c’est l’absence quasi-totale d’appareil sécuritaire dans un territoire aussi vaste que le Fezzan. Pour se déplacer d’une ville à une autre, il faut faire des centaines de kilomètres et la route est pleine de trous et de fissures entre Ghat et Oubari sur une distance de 370 kilomètres. Et sur la route, en l’absence du moindre point de contrôle policier, on peut croiser des bandes criminelles qui volent votre voiture, votre argent. Elles vous agressent et vous vous retrouvez en plein désert sans rien.
Des bénévoles essayent de réparer, avec les moyens du bord, les fissures dans la route reliant Oubari à Ghat. Photo envoyée par notre Observateur Bachir Echeik.
La situation économique est catastrophique aussi, c’est donc pour cela que la contrebande et les trafics en tout genre prospèrent dans notre région frontalière. Les jeunes n’ont pas d’autre choix que de rejoindre ces groupes criminels qui ont parfois des connexions avec des groupes djihadistes. Ils ne le font pas par conviction idéologique, mais par nécessité.
"Le premier médecin urgentiste se trouve à des centaines de kilomètres"
La panne totale du réseau d’électricité dans la région affecte les services médicaux déjà modestes. Pour une personne qui souffre d’une insuffisance rénale et qui serait obligée de faire une dialyse, c’est la souffrance totale. Dans la ville de Ghat, il n’y avait aucun médecin à l’hôpital de 2012 à 2017, à l’exception de quelques caravanes médicales qui sont venues au secours de la population pendant seulement un mois.
‘’Regardez l’hôpital de Ghat, déserté en début de journée. Il n’y a personne, ni infirmier ni médecin, ni fonctionnaire… il faut que les habitants de Ghat se révoltent…’’ s’indigne cette internaute dans la vidéo qui a été partagée sur la page de notre Observateur Bachr Echeikh.
Les deux seuls hôpitaux dignes du nom se trouvent à Sebha et à Traghen (140 kilomètres au sud de Sebha) et même eux manquent de personnel médical. Dans ce contexte de pandémie de Covid-19, on a un seul médecin urgentiste dans une vaste région comme Fezzan. Il travaille dans le centre hospitalier de Sebha à des centaines de kilomètres de Ghat.