CHINE

En Chine, le business de vidéos d'enfants africains prospère

"Je suis un monstre noir, et j'ai un QI très bas !" chantent en chinois ces enfants dans une vidéo relayée mi-février par le youtubeur Wode Maya. Elle a fait polémique sur les réseaux sociaux.
"Je suis un monstre noir, et j'ai un QI très bas !" chantent en chinois ces enfants dans une vidéo relayée mi-février par le youtubeur Wode Maya. Elle a fait polémique sur les réseaux sociaux.
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Mi-février, une vidéo d’enfants africains proférant des slogans racistes en chinois a créé la polémique sur les réseaux sociaux. La rédaction des Observateurs a enquêté sur l’origine de cette vidéo et sur la vente de vidéos d’enfants africains sur les réseaux sociaux chinois.

Le 16 février, le youtubeur ghanéen Wode Maya a partagé sur sa chaîne une vidéo envoyée par l’un de ses abonnés. Dans les premières secondes de la vidéo, on voit un groupe de 18 enfants, vêtus de costumes rouges sur lesquels sont dessinés ce qui ressemble à des dragons blancs. Au milieu, une pancarte sur laquelle est inscrite un slogan qu’ils reprennent en choeur, suivant les paroles de la personne qui filme “Je suis un monstre noir ! J’ai un QI très bas !”. Ils se mettent ensuite à danser.

La vidéo des enfants africains apparaît à la troisième seconde de la vidéo de Wode Maya. 

"Ils exploitent notre culture"

Dans sa vidéo, Wode Maya, de son vrai nom Ackon Berthold, dénonce le caractère raciste de ces images et l’inaction des gouvernements africains face à ce genre de scène. Il a passé plusieurs années en Chine pour étudier l'ingénierie aéronautique. Il a vu pour la première fois cette vidéo le 10 février et a décidé d’en parler sur sa chaîne YouTube. Sa vidéo a été vue plus de 100 000 fois.

 

Beaucoup de Chinois vont en Afrique pour faire ce genre de vidéos et les vendent sur Taobao [l’équivalent d’Amazon en Chine, NDLR]. Ces gens exploitent notre culture. L’auteur de cette vidéo exploite des enfants africains pour les mettre ensuite sur YouTube et les réseaux sociaux chinois. Ils ne comprennent pas ce qu’ils disent. Ce genre de vidéo rompt la confiance entre la Chine et l’Afrique. C’est scandaleux.

La vidéo a été critiquée sur les réseaux sociaux. Sur Weibo, l’équivalent de Twitter en Chine, cet internaute s’indigne : "cette vidéo est très agaçante....n'achetez pas ces vidéos (....) ces intermédiaires (ceux qui tournent la vidéo NDLR) n'ont aucune conscience !".

Publication postée sur Weibo le 18 février. 

"Ces pauvres enfants ne savent pas ce qu'ils disent", s'attriste cet internaute sur Twitter le 13 février. 

Selon plusieurs internautes, la publication à l’origine de la polémique aurait été partagée sur Weibo le 10 février dernier par un compte appelé "Club de blagues sur les Noirs".

Cette publication a depuis été supprimée. Mais en tapant le slogan que chantent ces enfants en chinois dans un moteur de recherche, on retrouve la publication initiale et les commentaires archivés. La publication visible dans les archives de ce compte légende la vidéo avec un smiley qui rit et ce commentaire ironique : "ceux qui ont fait cette vidéo ont mauvais goût". 

Afin de trouver des vidéos similaires, nous avons recadré la photo pour ne garder qu’un bout de l’uniforme d’un des enfants.

En réalisant une recherche inversée de cette photo avec le moteur de recherche russe Yandex, on retrouve d’autres vidéos similaires, tournées apparemment au même endroit.

“Ca fait longtemps qu’on ne s’est pas vus ! Je reviendrai”, peut-on lire en légende de cette vidéo. 

Nous avons retrouvé plusieurs d’entre elles sur un compte Huoshan, une application chinoise de vidéos. Ce compte s'appelle "équipe de tournage de vidéos d’Africains chantant des voeux d’anniversaire”. On y retrouve de nombreuses vidéos d’enfants, mais aussi d’hommes musclés et de jeunes filles dénudées. À chaque fois le procédé est le même : le groupe répète un slogan en chinois (souvent des voeux d’anniversaire ou de bonheur) avant de se mettre à danser.

Nous avons pu discuter avec le gérant de ce compte. Lui-même prend certaines de ces vidéos et partage celles des autres. La vidéo à caractère raciste n’existe pas sur son compte, mais nous l’avons interrogé à son sujet. Il nous a affirmé qu’elle avait été tournée au Malawi en 2018. Selon ce vendeur, l’auteur de cette vidéo n’aurait plus tourné de vidéos depuis, car il aurait eu peur de la polémique. Il a refusé de nous communiquer son identité.

Des vidéos vendues pour une dizaine d’euros 

Selon Wode Maya, les vidéos d’enfants africains se vendent en Chine depuis au moins 2015. Un article de la BBC a également recensé ces vidéos en 2017.Ces contenus sont généralement vendus par des ressortissants chinois installés en Afrique, qui en ont fait un business. Les légendes n’indiquent jamais le pays où la vidéo est filmée - seulement le continent. En général, le contenu des slogans n’a pas de caractère raciste, il s’agit plutôt de voeux ou de publicités pour des sociétés. Ces vidéos sont ensuite vendues sur les réseaux sociaux chinois pour une centaine de yuan, soit environ une dizaine d’euros, ou plus chères si l’acquéreur souhaite les personnaliser, en rajoutant un prénom par exemple. Pour les clients chinois, elles sont achetées comme un cadeau d'anniversaire pour leurs proches. 

 

Dans cette vidéo, ces enfants souhaitent à “Luli” un joyeux anniversaire, bonheur et santé et d’être "jolie pour toujours"

 

Dans cette vidéo publiée le 27 mars sur Facebook, ces enfants font la publicité de l'entreprise "Morning Li Team". 

Le numéro affiché sur la pancarte est le numéro de l'entreprise. 

 

La rédaction des Observateurs a pu contacter plusieurs de ces vendeurs sur Wechat, l’équivalent de Whatsapp en Chine, en se faisant passer pour de potentiels acquéreurs de vidéos. L’un d’entre eux, sous le pseudo “Frère Chung” nous a proposé d’acheter une vidéo pour 109 yuan, soit 14 euros. Le processus est rapide : le client commande une vidéo sur Wechat en expliquant ce qu’il souhaite faire dire aux enfants, et paie via l’application. Il reçoit ensuite la vidéo en quelques jours.

Des vidéos déjà au coeur d’une polémique en 2017

La rédaction des Observateurs de France 24 a montré la vidéo des enfants africains qui chantent "je suis un monstre noir" à plusieurs de ces vendeurs. La plupart nous ont parlé d’une simple "blague". L’un d’eux, qui gère la page Facebook "production de vidéos de voeux d’enfants africains - anniversaire / demandes en mariage / publicité", nous a assuré que ce genre de vidéo est rare : "si des clients nous demandent de faire dire un message qui nous semble mauvais, nous ne tournons pas la vidéo. Ce genre de contenu nuit à notre activité."

Ce type de vidéos a déjà suscité des polémiques par le passé : en 2017, la plateforme chinoise Taobao, l’équivalent d’Amazon en Chine, a retiré plusieurs comptes qui proposaient d'acheter ce genre de vidéos. Selon le média Hong Kong Free Press, cette pratique aurait essuyé de nombreuses critiques à l'époque, poussant la plateforme à retirer ces contenus. Il est cependant difficile de savoir si ces vidéos contreviennent à la loi chinoise et aux règles des plateformes, ou si elles ont été supprimées pour mettre fin à la polémique.

Le site "personnalisation de pancartes de vidéos africaines"  est entièrement dédié à la vente de ces vidéos. 

Malgré cela, début avril 2020, la rédaction des Observateurs avait recensé plusieurs dizaines de comptes de vendeurs, sur des réseaux sociaux chinois comme Huoshan ou Weibo mais aussi sur Facebook et Youtube. En tapant les mots-clés "enfants africains avec pancarte Chine" en chinois sur Google et sur les réseaux sociaux, on trouve même des centaines de vidéos similaires encore disponibles. Il n’existe cependant pas de chiffres officiels sur le nombre de vendeurs et la manne financière que représentent ces contenus.

 

Article écrit par Marie Genries