Une femme harcelée dans sa voiture au Maroc : “C’est quotidien, mais on laisse passer”
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À Casablanca, une jeune femme a filmé la scène de son harcèlement par deux hommes alors qu’elle était à bord de sa voiture. La vidéo publiée sur les réseaux sociaux est devenue virale, car symbolique d’une violence quotidienne subie par les femmes.
Firdaous Yousfi est une maquilleuse marocaine, populaire sur les réseaux sociaux. Le lundi 23 décembre, alors qu’elle se rendait à son travail en voiture, à Casablanca, elle se fait harceler sur la voie publique par deux hommes à bord d’un autre véhicule. La vidéo, qu’elle a diffusée sur son compte Instagram aux 36 000 abonnés, a été visionnée plus de 500 000 fois.
La vidéo commence au moment où la jeune femme essaye de doubler une voiture qui tente de lui faire une queue de poisson. Au moment où elle dépasse le véhicule, le conducteur sort le bras et lui fait un doigt d’honneur. Ensuite (la vidéo a été montée), on voit un homme donner des coups violents sur le capot de la voiture en insultant la jeune femme et en faisant mine de la filmer à son tour.
À la fin de la vidéo, Firdaous Yousfi se filme en mode selfie et explique qu’il s’agissait de deux hommes, visiblement alcoolisés, qui ont essayé de lui barrer la route avant de descendre de leur véhicule pour jeter des bouteilles de bières sur sa voiture et la harceler.
“Les femmes doivent de plus en plus prendre la parole pour dénoncer ces comportements”
L’un des deux agresseurs a été arrêté mercredi par la police marocaine "pour agression verbale et physique conjuguée au harcèlement sexuel", selon une dépêche de l’AFP. Firdaous Yousfi, qui a porté plainte, nous raconte le cauchemar qu’elle a vécu :
J’étais à un rond-point. J’avais la priorité. Et ils m’ont bloqué la route comme vous pouvez le voir dans la vidéo parce que j’avais refusé de leur parler.
Arrivés à un feu rouge, l’un d’eux est descendu de la voiture parce que je me suis mise à filmer. Il voulait que je supprime la vidéo. Il a commencé à m’insulter. J’ai eu peur, je tremblais de tout mon corps.
Au Maroc, les femmes se font souvent harceler dans la rue, mais on n’en parle pas suffisamment. Tous les jours, les femmes sont harcelées par des hommes dans la rue mais on laisse passer. Cela devient insupportable.
La vidéo a été très partagée sur les réseaux sociaux. Dans les commentaires que j’ai reçus, on m’a entre autres dit : "Enfin, une femme a osé parler !" Mais je l’ai surtout fait pour me protéger au cas où quelque chose m’arriverait. Parce que ce qui m’a choqué le plus, c’est que personne ne soit intervenu pendant cet incident.
Les femmes doivent de plus en plus prendre la parole pour dénoncer ces comportements, et pas seulement via les réseaux sociaux. Aujourd’hui, nous sommes protégées par le droit [une loi contre les violences faites aux femmes a été adoptée en février 2018, elle punit d’un mois à six mois d’emprisonnement le harcèlement "dans les espaces publics ou autres, par des agissements, des paroles, des gestes à caractère sexuel ou à des fins sexuelles", NDLR]. Il faut aller voir la police et porter plainte, comme je l’ai fait.
En effet, le harcèlement sexuel est très répandu au Maroc. Selon une enquête du ministère de la Famille publiée en mai 2019, plus de 54 % des Marocaines ont subi au moins une forme de violence, qu’elle soit physique, psychologique ou sexuelle. Elles semblent toutefois en baisse puisqu’elles étaient plus de 62 % en 2011, selon une étude publiée par le Haut-commissariat au plan.
"Le harcèlement dans la rue est vu comme normal"
Si Khadidja al-Riydai apprécie l’adoption de la loi de 2018 qui vise à lutter contre les violences faites aux femmes, elle pense toutefois qu’elle n’est pas suffisante, de même qu’elle souffre de nombreux manquements.
La lutte contre le harcèlement est toujours difficile au Maroc à cause de la pression sociale. Les familles obligent toujours les victimes à se taire, à ne pas déposer plainte contre leurs agresseurs, qui peuvent être leur propre mari. De plus, le harcèlement dans la rue est vu comme normal.
Même quand elles se décident à porter plainte, la justice n’est pas toujours du côté des femmes. Le patriarcat et le machisme y sont encore très présents. Les juges ont tendance à traiter légèrement les cas de violence, même quand ils sont face à des violeurs. Les accusés ont le plus souvent des jugements légers ou sont même parfois acquittés.
Certes, il est encore trop tôt pour évaluer la loi de 2018. Néanmoins, on peut d’ores et déjà dire qu’elle comporte encore beaucoup de lacunes. Elle ne prend pas en compte par exemple les violences conjugales. Et les associations n’ont pas le droit de se porter partie civile si la victime ne donne pas son accord.
“Les femmes ont souvent peur de dénoncer parce qu’elles ne se sentent pas protégées”
Fatima Zohra-Chaoui, présidente de l’Association marocaine de lutte contre les violences faites aux femmes, un centre d’écoute créé en 1995, renchérit :Cette loi qui criminalise le harcèlement ou les violences faites aux femmes est une avancée. Mais elle ne suffit pas pour protéger les victimes. Il n’y a pas d’accompagnement, de centres d’hébergement spécifiques pour les femmes. Ce qui fait que les femmes ont souvent peur de dénoncer leurs agresseurs parce qu’elles ne se sentent pas protégées.
Il est clair qu’elles prennent plus la parole maintenant que dans les années 1990 où le sujet était tabou. Mais il y a encore du chemin à faire. Depuis la promulgation de cette loi, il y a eu peu de dossiers portés devant la justice parce que les preuves manquent souvent.
L’agresseur de Firdaous Yousfi a été arrêté parce que la vidéo qui constitue une preuve a fait le tour des réseaux sociaux. Les autorités ne pouvaient pas faire autrement. Cependant, les réseaux sociaux sont un couteau à double tranchant. Ce sont certes des espaces de libération de la parole, mais ils sont aussi des espaces où les femmes subissent les violences. Par ailleurs, beaucoup de femmes au Maroc n’ont pas accès aux réseaux sociaux parce qu’il faut un minimum d’éducation et de moyens. Et au Maroc, une grande partie des femmes sont analphabètes ou vivent dans la pauvreté.