FRANCE

Coupures, fuites, pollution : en Guadeloupe, la galère quotidienne de l’eau

Des réserves d'eau en cas de coupures, un robinet qui ne coule pas et une fuite d'eau sur la route en Guadeloupe. Photos envoyées aux Observateurs / capture d'écran d'une vidéo du groupe "La Guadeloupe alerte" sur Facebook.
Des réserves d'eau en cas de coupures, un robinet qui ne coule pas et une fuite d'eau sur la route en Guadeloupe. Photos envoyées aux Observateurs / capture d'écran d'une vidéo du groupe "La Guadeloupe alerte" sur Facebook.
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La Guadeloupe produit chaque année près de 63 millions de mètres cubes d’eau, soit presque trois fois plus que nécessaire pour ses 395 000 habitants. Pourtant, sur cette île française des Antilles, entre 60 et 80 % de l’eau n’arrive pas jusqu’aux robinets et se perd dans des canalisations vétustes. Les habitants s’organisent avec les moyens du bord et tentent de dénoncer la mauvaise gestion de l’eau. 

Le réseau guadeloupéen d’alimentation en eau est obsolète et des zones se retrouvent régulièrement à sec. Face à ces défaillances, les services d’eau ravitaillent les communes une à une selon un planning de "tours d’eau solidaires" renouvelé chaque semaine. Cette distribution par intermittence peut laisser des quartiers sans eau entre 12 et 24 heures. 

Depuis trente ans, la situation empire et affecte durement le quotidien des Guadeloupéens, qui la dénonce régulièrement. Le 24 juin, des habitants du Gosier, une des communes les plus touristiques, avaient érigé des barrages dans la ville. Ils protestaient contre le non-respect des tours d’eau depuis la fin du mois de mars. En février, un "Comité de défense de l’eau et des usagers en Guadeloupe" avait déjà lancé une pétition pour demander à "régler de manière pérenne le problème de l’eau potable" dans la région. Sur Facebook aussi, des internautes font régulièrement part de leur mécontentement, comme par exemple sur le groupe privé "S'eaulidaires en Guadeloupe" qui compte environ 1 000 membres. 

Capture d'écran d'une photo publiée dans le groupe privée "S'eaulidaires en Guadeloupe" sur Facebook (le nom et la photo de l'utilisateur ont été floutés par France 24, le groupe étant privé). 

 

Certains s’indignent également des coupures non prévues selon les calendriers, pouvant parfois se prolonger sur plusieurs jours. 

"La frustration monte à chaque nouvel incident sur le réseau d’eau"

Pour pallier au manque de communication des gestionnaires de l’eau sur les coupures, Jean-Philippe Ardenoy, habitant de l’île et consultant numérique, a lancé bénévolement en mars 2018 une application, "Coupures", qui intègre les calendriers de coupure d’eau et envoie une notification aux habitants avant qu’ils ne soient coupés. Les habitants peuvent aussi "notifier" les coupures non prévues :

 

Près de 300 personnes utilisent régulièrement l’application. Elles étaient 1 200 au plus fort des coupures, en octobre-novembre 2018. L’idée est de calmer un peu le jeu, parce que la frustration monte à chaque nouvel incident sur le réseau d’eau. Au point que beaucoup de personnes ne paient pas leurs factures, et du coup les services de l’eau n’ont pas les fonds pour faire les rénovations nécessaires. 

Je vis aux Abymes et je ne suis pas le moins bien loti. Mais je reçois souvent des messages assez affolants notamment de la commune touristique de Saint-François : parfois, les habitants n’ont pas d’eau de la journée puis l’eau revient à 22 heures… pendant seulement 30 minutes ! Or après une coupure l’eau n’est pas potable de suite. Les gens doivent donc surveiller les coupures pour faire des réserves d’eau pour se laver et acheter de l’eau en bouteille pour boire. 

Il n’y a pas vraiment de solutions d’urgences généralisées. Je sais que l'un des opérateurs de distribution, Eau d’Excellence, met à disposition de grosses citernes d’eau non-potable pour se ravitailler. C’est un peu comique d’un point de vue historique, ça rappelle le trajet à la fontaine pour aller récupérer de l’eau.

Sur Facebook, une autre page, Coupures d'eau Guadeloupe, suivie par près de 3 000 personnes, relaie elle aussi des informations sur les distributions d’eau.

Le gérant de cette page, qui préfère rester anonyme, a envoyé à notre rédaction des images de son quotidien. Dans sa cuisine et dans sa salle de bain, les bouteilles d’eau "de réserve" s’accumulent tandis que dans son robinet… l’eau ne coule pas.

 

J’habite au Gosier, les gens ont de l’eau deux jours semaine et plutôt la nuit. Chez moi en ce moment, les coupures peuvent aller jusqu’à 24 heures, entre deux et trois fois par semaine. Alors il y a 10 bouteilles d’eau dans ma salle de bain, 10 bouteilles d’eau dans ma cuisine...

Quand mon fils était petit, avec les couches, c’était difficile de le laver. Aujourd'hui, dans son école, la situation n’est pas simple non plus. En mai, la mairie du Gosier a décidé d’investir dans deux citernes avec des surpresseurs parce que, chaque jour, il fallait attendre 13 heures de l’après-midi pour que l’école publique ait de l’eau, à cause d’un problème de pression !

Des canalisations cassent et déversent de l’eau au sol...

Pourtant, un peu partout sur l’île, des canalisations usées car jamais rénovées cassent et déversent de l’eau sur les routes

Le 26 mai, Patrick Sourdois, habitant de Saint-François, a publié une vidéo montrant un écoulement d’eau près de chez lui. Il assure alors l’avoir signalé depuis "un mois" au Syndicat Intercommunal d'Alimentation en Eau et d'Assainissement de la Guadeloupe (SIAEAG), gestionnaire des principales infrastructures d’adduction d’eau potable de l’île. Joint par notre rédaction début juillet, Patrick Soudrois n’en démord pas : la fuite est toujours là. 

Capture d'écran de la vidéo de Patrick Sourdois. Voir la publication originale ici.

 

...et une eau polluée

 

S’ajoutent à cela des problèmes récurrents de pollution. L’eau de la Guadeloupe est en effet traitée depuis des années au charbon actif pour en ôter toute trace de chlordécone, un pesticide extrêmement toxique. Ce produit, utilisé dans les bananeraies de 1972 à 1993, a contaminé l’environnement et les captages d’eau. Malgré les contrôles réguliers, l’eau reste épisodiquement impropre à la consommation

"Pour pouvoir acheminer un mètre cube d'eau, il faut en produire deux"

En juillet 2018, un rapport interministériel reconnaissait que le "service public de l’eau potable en Guadeloupe" était en situation de "crise sévère". "Cette situation présente des risques pour la santé publique et constitue une contrainte économique majeure pour l’économie guadeloupéenne (tourisme, artisanat, industries agro-alimentaires)", indiquait le document. En cause notamment, "un réseau ni entretenu ni renouvelé depuis des années" et la trop grande "diversité des propriétaires du réseau" - six au total.

Contacté par notre rédaction, le SIAEAG - principal opérateur qui produit près de 70 % de l’eau en Guadeloupe - rappelle que les tours d’eau et les fuites s’expliquent en partie par l’histoire compliquée de la gestion de l’eau sur l’île : 

 

Il y a un manque d’eau au robinet des usagers. Le problème, c’est que les réseaux sont poreux : pour pouvoir acheminer un mètre cube il faut en produire deux. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Avant, le gestionnaire de l’eau en Guadeloupe, c’était Veolia [qui est parti en 2016 et a laissé l’exploitation aux collectivités, NDLR]. Quand Veolia est parti il a fallu que le SIAGEG reprenne la gestion de tout le système, qui était marqué par des années d’insuffisances.

Ensuite, la Guadeloupe a connu un accroissement de la population et une modification de sa carte urbaine. Or ces éléments n’ont pas été anticipés. Aujourd’hui, des travaux sont en cours. Mais c’est très compliqué d’améliorer un réseau quand beaucoup de nos clients ne paient pas l’eau.

Les tours d’eau permettent une solidarité entre les zones qui ont de l’eau et celles régulièrement à sec. Sauf que l’eau, ce n’est pas comme l'électricité : après une coupure, il faut que l’eau ait le temps de revenir, ce qui peut prendre 15 minutes comme plusieurs heures. Il peut aussi y avoir des casses qui viennent compliquer la situation. Parfois il y a coupure non pas à cause des tours d’eau mais parce que nous avons dû fermer un réseau après une casse [des informations sur les casses sont régulièrement publiées sur la page Facebook du SIAGEG, NDLR].

Nous avons près de 500 à 600 casses par an. Des habitants nous interpellent pour des casses près de chez eux, oui. Mais si elles ne sont pas toujours réparées de suite, c’est souvent parce que nous travaillons sur des casses plus importantes et plus urgentes.

En janvier 2018, un plan d’urgence de 71 millions d’euros a été voté. Son objectif est de "mettre fin aux tours d’eau et aux pénuries observées dans certains secteurs". Mais au total, 600 millions seraient nécessaires pour une remise à niveau du système. 

Cet article a été écrit par Maëva Poulet (@maevaplt).