Pour des milliers de migrants, le rêve américain passe par l'enfer de la traversée du Panama
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Des milliers de migrants originaires de différents continents traversent l’Amérique centrale chaque année, dans l’espoir de rejoindre les États-Unis. L’un d’eux, un Angolais, a raconté son périple à notre rédaction, notamment au Panama. Cadavres sur le chemin, présence de bandes armées ou encore de serpents venimeux : il décrit une traversée du pays particulièrement éprouvante.
Entre janvier et mai 2019, plus de 10 000 migrants sont entrés au Panama de manière irrégulière depuis la Colombie, selon le Service national de la migration. Parmi eux, environ 6 100 sont originaires des Antilles (principalement d’Haïti et de Cuba), 2 400 d’Afrique et 1 800 d’Asie.
"Très vite, nous avons vu un corps qui avait été tailladé dans la forêt du Darién"
Antonio V. a quitté l’Angola en février 2019 car il se sentait menacé en raison de son appartenance à l’Église évangélique du Septième Jour - Lumière du Monde, considérée comme une secte. Le 16 avril 2015, certains fidèles avaient ainsi été tués par les forces de l’ordre, et les persécutions à leur encontre avaient ensuite continué.
Avec d’autres membres de sa famille, il a d’abord pris l’avion pour réaliser le trajet Windhoek (Namibie) - La Havane (Cuba) - Quito (Équateur). Il a ensuite continué par la voie terrestre jusqu’à la frontière colombienne, qu’il a franchie avec des passeurs. Puis il s’est rendu à Turbo, dans le nord-ouest de la Colombie, où il a pris une pirogue pour rejoindre Capurganá, une localité située à la frontière avec le Panama. C’est là que les difficultés ont commencé pour lui.
À Capurganá, une bande mafieuse, gérée par une femme surnommée "Mama África" [visible dans ce reportage de France 24 en espagnol, à 3’42, NDLR], nous a demandé 125 dollars chacun [112 euros] pour nous guider à travers la forêt du Darién, pour arriver au Panama. [Les membres de cette bande ont depuis été arrêtés, NDLR.]
À côté de la maison de "Mama África", à Capurganá, une localité colombienne proche du Panama.
Vers Capurganá.
Nous avons alors commencé à marcher à travers la forêt avec 250 personnes environ, originaires du Mali, du Cameroun, du Sénégal, du Népal, d’Érythrée… Très vite, nous avons vu un corps qui avait été tailladé. Le trajet était censé durer trois jours, mais au bout de quelques heures seulement, nous avons vu un panneau "Bienvenue au Panama", où la bande mafieuse nous a laissés.
Nous avons donc continué le trajet, seuls, pendant deux jours, en suivant des traces dans la forêt. À un moment, nous avons vu des gardes-frontières panaméens : ils nous ont indiqué le chemin pour arriver à un camp [celui de Puerto Obaldía, dans la province de Guna Yala, NDLR], situé près de la mer, où on nous a donné à manger. Mais certains, épuisés, ont décidé d’arrêter leur voyage à cet endroit.
Antonio V. évoque les "camps" du Panama à plusieurs reprises dans son récit : en utilisant ce terme, il désigne des endroits où vivent des personnes, notamment au milieu de la jungle du Darién, où les migrants transitent.
Carte du trajet réalisé par Antonio V. En rouge : par la voie aérienne. En vert : par la voie terrestre. En bleu : par la voie maritime.
Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, Jorge Luis Ayala, de la Pastoral de Movilidad Humana (un organisme de l’Église catholique accompagnant les migrants), précise :
Dans la forêt, il a probablement rencontré des agents du Service national des frontières (Senafront), un corps de la police. C’est la seule institution qui a assez de moyens pour faire face à l’afflux de migrants. Ils ont des postes dans plusieurs villages près de la frontière colombienne, ils sont censés leur fournir les premiers secours… Théoriquement, c’est le Service national de la migration qui devrait s’occuper des migrants, mais ils n’en ont pas les moyens.
"Nous sommes tombés sur quatre bandits, qui ont tué un Congolais"
Antonio V. poursuit :
Le lendemain matin, nous avons quitté le camp. Des agents nous ont indiqué quelle route emprunter, mais en précisant que c’était "très dangereux". Nous avons effectivement vu plusieurs cadavres, notamment celui d’un Camerounais, qui avait visiblement reçu des coups de machette et dont le sang coulait encore, puis celui d’un Cubain, qui avait ses papiers sur lui. Ça nous a fait peur…
Nous avons passé la nuit suivante dans un autre camp, puis nous avons repris la marche. Nous avons alors dû gravir les "montagnes de la mort", comme on les appelle : on nous avait informés que cinq personnes étaient mortes récemment à cet endroit, dont une femme enceinte, sans compter qu’il y avait six heures de montée, beaucoup de boue…
C'est dans cette zone que nous sommes tombés sur quatre bandits, armés de machettes et de fusils. Ils ont tiré en l’air et crié : "Arrêtez-vous !" À ce moment-là, nous étions 40-50. Ils nous ont ordonné de donner tout ce que nous avions : j’ai donné 100 dollars [89 euros], mais ils ont récupéré 1 200 dollars en me fouillant [1 068 euros]. Un homme congolais a tenté de prendre la fuite : il s’est fait tirer dessus, et a été tué. Nous avons donc jeté des pierres sur les bandits, qui ont alors tiré à nouveau, touchant un Haïtien, dans le dos, et deux Congolais, dont un jeune de 12-13 ans, qui ont été blessés.
"Un Congolais est mort après avoir été mordu par un serpent venimeux"
Quelques heures plus tard, nous sommes arrivés dans le camp de Bajo Chiquito [toujours dans la forêt du Darién, NDLR]. Les blessés ont alors été transférés vers des hôpitaux. [Antonio V. a revu le migrant haïtien par la suite, mais pas les deux Congolais : il ignore s’ils ont survécu, NDLR.] Nous avons été enregistrés et nous avons reçu à manger. Mais il fallait boire l’eau de la rivière, et il n’y avait ni médicaments, ni douche, ni WC, donc il fallait aller en brousse pour se soulager. Un Congolais est d’ailleurs mort après avoir été mordu par un serpent venimeux, alors qu’il se lavait dans la rivière. Par ailleurs, il fallait payer 3 dollars [2,70 euros], chacun pour dormir dans des maisons sur pilotis. Nous sommes restés dix jours sur place, car on nous disait que les autres camps étaient remplis.
L’enterrement du Congolais mordu par un serpent, à proximité du camp de Bajo Chiquito.
"Il faut bien comprendre que les migrants se retrouvent au milieu de la jungle"
Jorge Luis Ayala, de la Pastoral de Movilidad Humana, reprend :
Beaucoup de migrants disent qu’ils n’auraient jamais traversé la forêt du Darién s’ils avaient su comment ça allait se passer…
Concernant le camp de Bajo Chiquito, ceux qui ont de l’argent paient 3 dollars, car ce sont les communautés indigènes qui leur fournissent un toit. Il n’y a rien d’autre pour les accueillir.
Il faut bien comprendre que les migrants se retrouvent au milieu de la jungle. Or, dans 80 % de la province du Darién, il n’y a pas de réseau d’adduction d'eau potable. Très souvent, il n’y a pas non plus de centres de santé, de personnel soignant ou d’écoles… En bref, les migrants sont accueillis de façon très sommaire, car c’est également la manière dont vivent les Panaméens sur place.
Des migrants cubains à bord d’un camion, au camp de Bajo Chiquito.
Notre Observateur angolais Antonio V. poursuit :
Pour quitter Bajo Chiquito, nous avons demandé à un chauffeur de nous amener jusqu’à la capitale : nous étions 17 et nous avons payé 5 dollars chacun [4,40 euros]. Mais au bout de 40 minutes, il nous a laissés dans un camp de travailleurs, appelé Maison blanche [il fait probablement référence au camp de Lajas Blancas, NDLR].
Nous avons continué à pied, pendant 2 h 30, jusqu’au camp de Peñita [toujours dans la province du Darién, NDLR]. Cette fois-ci, des organisations – comme le HIAS – sont venues nous voir à plusieurs reprises. Nous avons été enregistrés, et on nous a donné de la nourriture et des matelas. Mais il fallait acheter l’eau et il n’y avait pas de WC. Des enfants ont d’ailleurs eu la diarrhée et sont devenus pâles. Seul un policier faisait un peu office d’infirmier.
Plus de 1 000 personnes se trouvaient dans ce camp à notre arrivée : on nous disait qu’il n’y avait pas de place dans les camps du Costa Rica.
"Le Costa Rica autorise l'entrée sur son territoire de 50 à 100 personnes chaque jour"
Mayteé Zachrisson, de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) au Panama, explique :
À partir de 2015, le nombre de migrants entrant clandestinement au Panama a augmenté de façon considérable : d’après le Service national de la migration, 29 289 personnes sont arrivées en 2015, puis 30 055 en 2016. Fin 2015, le Costa Rica et le Nicaragua ont fermé leurs frontières sud, suivis par le Panama en mai 2016. Mais les migrants ont quand même continué à traverser la forêt du Darién. Ils arrivent dans des villages dans des états de déshydratation importants et souffrant de problèmes cutanés, respiratoires ou gastro-intestinaux.
À partir d’août 2016, les autorités ont décidé de lancer l’opération "Flux contrôlé". Des camps appelés Etha [un acronyme désignant des poste temporaires d’aide humanitaire, NDLR] ont alors été aménagés.
Mais fin 2016, le flux migratoire a diminué considérablement. Par conséquent, seul l’Etha de Peñita est resté ouvert. Il est géré par le Service national de la migration et le Senafront, et il permet aux migrants d’avoir un toit. Mais ça reste une zone où les besoins sont immenses pour les habitants : pas d’accès à l’eau potable, aux réseaux téléphoniques, à Internet, aux centres de santé, aux transports…
Le Costa Rica autorise l’entrée sur son territoire de 50 à 100 personnes chaque jour. Donc les migrants restent au Panama tant qu’ils ne sont pas autorisés à passer au Costa Rica.
Au bout d’une douzaine de jours, Antonio V. a été amené dans un autre camp, Los Planes de Gualaca (province de Chiriquí). D’après lui, plus de 400 personnes se trouvaient sur place à son arrivée.
Le camp de Los Planes de Gualaca, dans la province de Chiriquí.
Une autre vidéo tournée au camp de Los Planes de Gualaca.
Environ deux semaines plus tard, il a finalement été autorisé à entrer au Costa Rica, tout comme 50 à 100 autres personnes, après plus d’un mois passé au Panama. Il a ensuite traversé le reste de l’Amérique centrale en quelques jours, avant d’arriver au Mexique, où il est resté deux mois. Il est parvenu à entrer aux États-Unis début juin.
Notre rédaction a contacté le Service national de la migration et le Senafront au Panama, mais nous n’avons pas obtenu de réponses à nos questions.
>> LIRE AUSSI SUR LES OBSERVATEURS : Des Caraïbes aux États-Unis, via l’Amérique latine : l’interminable périple des migrants haïtiens et cubains – partie 1 et partie 2.
Cet article a été écrit par Chloé Lauvergnier (@clauvergnier).