RD DU CONGO

"Pourquoi nous devons payer les Chinois ?" : au Kasaï, l'hostilité contre une entreprise de construction chinoise

Le péage de Matamba, photo prise par notre Observateur, Guylain Balume
Le péage de Matamba, photo prise par notre Observateur, Guylain Balume
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À Kananga, la capitale de la province du Kasaï central, en République démocratique du Congo, la réhabilitation des infrastructures routières attise un sentiment d’hostilité à l’égard d’une entreprise de construction chinoise. Notre Observateur dénonce un péage, perçu comme abusif, qui cristallise les tensions.

Arrivé à Matamba, à 20 kilomètres à l’ouest de Kananga, la capitale du Kasaï central, il faut payer et attendre que s’ouvrent les barrières si l’on veut pouvoir continuer sa route et prendre la direction de Kalamba-Mbuji, le poste frontalier avec l’Angola, ouvert en 2018 pour offrir un accès à la mer à cette province enclavée.

Cette "route de la frontière" a été construite par la société chinoise CREC 7, filiale en RDC de China Railway Group Limited, l’une des plus grandes entreprises de construction du monde. Elle s’est vu confier de nombreux grands travaux routiers à travers le pays depuis 2009. Ce sont des agents de CREC 7 qui gèrent le péage de Matamba.

Guylain Balume, notre Observateur à Goma, en déplacement dans le Kasaï central a emprunté cette route en février 2019. Surpris par l’existence du péage, il s’est filmé, lors du voyage retour, en train de payer le droit de passage demandé par l’entreprise chinoise.

Vidéo prise par notre Observateur au péage de Matamba

Les photos postées sur Twitter par Guylain Balume ont été partagées plusieurs milliers de fois sur les réseaux sociaux par des internautes congolais qualifiant systématiquement les agents de l’entreprise CREC 7 de Chinois" : c’est avant tout l’origine étrangère des percepteurs du péage de Matamba qui leur est reprochée.

 

"Nous avons mis quatre jours au lieu de vingt-quatre heures !"

J’ai partagé ces images parce que je ne comprends pas pourquoi nous payons les Chinois pour emprunter des routes dans un tel état : nous avons mis quatre jours à faire la route, alors que c’était censé prendre vingt-quatre heures ! Nous roulions dans un 4x4, mais on passait quand même des heures à bêcher pour trouver où passer, on était collés dans la boue. Un des ponts était cassé, nous avons dû aller chercher du bois pour le rafistoler et pouvoir passer dessus. La route était impraticable, mais on a quand même été obligés de payer le péage !

Un pont sur la route de Kalamba-Mbuji - Crédits : Guylain Balume

Sur la route Kananga-Kalamba-Mbuji Crédits : Guylain Balume

Ils nous ont fait payé 10 dollars US pour notre jeep, c’est extrêmement cher pour une route qui n’est même pas asphaltée ! Pour un camion, c’est 100 dollars US

Le même tarif est lisible sur la photo d’un prétendu "tableau des prix" – où figurent des caractères chinois – partagée des dizaines de fois sur Facebook et Twitter pour dénoncer "les chinois [qui] se font de l’argent sur le dos des congolais". Une échelle de prix confirmée par le représentant de CREC 7 à Kananga.

"On ne peut pas placer un péage sur une route dans cet état !"

John Badibanga, le directeur de l’Office des routes de Kananga – l’établissement public chargé des travaux routiers et de la gestion du réseau – cite lui aussi le péage de Matamba et l’état de la route pour expliquer la colère "contre les Chinois ":

On peut placer un péage sur une route qui est déjà terminée, asphaltée, mais pas sur une route comme ça ! La route de Kalamba-Mbuji est un bourbier, et à chaque fois qu’un camion veut passer sur un pont, il doit décharger ses marchandises, ce qui entraîne des dépenses de manutentions.

Même les véhicules de l’Office des routes sont arrêtés et doivent payer le péage !

Pour le représentant de CREC 7 à Kananga, qui se fait appeler "monsieur Sami", le péage tenu par l’entreprise chinoise est légitime :

La route de Kalamba-Mbuji a été construite pour désenclaver le Kasaï : ce projet, c’est celui d’une route qui n’existait pas. CREC 7 a ouvert cette route, et l’a financé seule, avec ses propres moyens : ni le gouvernement central, ni la province n’ont déboursé quoi que ce soit.

En 2018, lorsque la route a été terminée, en terre battue, le gouverneur Denis Kambayi se l’est octroyée en voulant placer un péage et rien ne revenait à CREC 7 ! C’est pour ça que la route était en mauvais état : les autorités provinciales s’étaient accaparé une route qu’ils n’avaient pas les moyens techniques d’entretenir.

En octobre, après plusieurs négociations, la paix est revenue entre la province et CREC 7, nous avons trouvé un accord qui nous autorise à placer un péage pour recouvrer nos frais. Oui, la route est en mauvais état mais comment CREC 7 pouvait continuer à entretenir la route sans les revenus du péage ? Depuis cet accord, nous entretenons la route, et le pont endommagé est en train d’être réparé.

L’Office des routes n’est pas capable de réaliser ces travaux : ils n’ont pas de matériel susceptible de concurrencer les engins que possède CREC 7.

Pour lancer son mandat, Félix Tshisekedi, le nouveau président de la République démocratique du Congo, a présenté le 2 mars un "programme d’urgence des cent premiers jours"  : 300 millions de dollars US [soit 265,12 millions ] répartis en plusieurs volets de mesures qui concernent notamment la santé, l’éducation, le logement et, surtout, les infrastructures routières pour lesquelles sont prévus plus de 135 millions de dollars US [119,3 millions d'euros].

À Kananga, les travaux ont été lancés le 25 mars pour deux axes : la route vers Tshikapa, à l’ouest, et celle vers Mbuji-Mayi, à l’est.

 

Des manifestants chantaient "non aux Chinois"

Alain Saveur Makoba, journaliste pour le site congolais Matin Infos, a assisté le 28 mars à une manifestation de Kanangais cherchant à se faire embaucher sur ces chantiers.

 

Plusieurs milliers de jeunes demandeurs d’emploi attendaient dès 5 heures du matin devant les locaux de l’Office des routes. Ils commençaient à s’impatienter quand un employé est venu afficher une petite feuille sur la façade : "pas d’engagement à l’Office des routes (OR) "

Photos : Alain Saveur Makoba

Alors les jeunes ont commencé à se révolter, ils voulaient forcer l’entrée du bâtiment. Certains essayaient de passer par les fenêtres. La police est intervenue pour les repousser mais ça n’a pas fait retomber la colère.

Ils ont remonté le boulevard Lumumba, jusqu’au gouvernorat en chantant "Non aux Chinois, on n’aime pas les Chinois". Un missionnaire blanc a été agressé parce qu’il a été pris pour un Chinois. Une voiture sur laquelle était marqué "CREC 7" a croisé leur route, les manifestants lui ont jeté des pierres.

 

Mais le discours du président Tshisekedi qui "invite le peuple à s’approprier les ouvrages [routiers] qui seront construits" ainsi que sa décision d’allouer les crédits du programme des "cents jours" aux organismes nationaux comme l’Office des routes a pu laisser penser que ces travaux "d’urgence "ne seraient pas confiés à CREC 7.

Pour le directeur de l’Office des routes à Kananga, c’est cette ambigüité qui est à l’origine des manifestation d’hostilité envers l’entreprise chinoise : 

Depuis le lancement des "cent jours ", des gens viennent chaque matin demander du travail. Il y a toujours du monde assis devant notre bâtiment. Mais je ne peux pas embaucher 7 000 personnes d’un coup ! Il faut d’abord lancer les travaux avec les engins, on verra ensuite pour faire travailler des manœuvres.

Lorsqu’ils ont su que nous n’engagions pas, dans l’énervement ils ont rejeté la faute sur l’entreprise chinoise CREC 7.

Trois jours plus tôt il y avait déjà eu des troubles concernant les travaux de la route Kananga – Mbujimayi, elle aussi ciblée par le programme des "cent jours ". J’ai reçu des instructions de ma hiérarchie, selon laquelle cette route doit être confiée à CREC 7. J’en ai informé le gouverneur par intérim. Lors de son discours pour le lancement des travaux de l’axe Kananga - Tshikapa, le 25 mars, il a été interpellé par des personnes dans le public qui disaient que la priorité était la route de Mbujimayi, ce à quoi il a répondu que les travaux allaient être confiés aux Chinois. La population a manifesté son mécontentement, j’ai dû ramener le matériel dans nos installations.

La population de Kananga s’en prend à l’entreprise chinoise parce qu’ils pensent que lui attribuer des travaux leur fera perdre des emplois, ils préféreraient que la charge revienne à l’Office des routes.

Ils se méfient d’eux à cause du mauvais état des routes qui leurs ont déjà été confiées : en plus de la route vers la frontières angolaise où les Chinois ont installé un péage, ils sont aussi chargés de celle reliant le centre de Kananga à l’aéroport qui est loin d’être terminée et ils doivent bitumer 24 km dans la ville : rien n’a été fait.

Pour le représentant de CREC 7 à Kananga, ces manifestations "sont provoquées par des politiciens qui essayent d’instrumentaliser les jeunes de Kananga en diabolisant CREC 7, en les montant contre les Chinois".

Cet article a été écrit par Pierre Hamdi (@PierreHamdi)