À Djibouti, le calvaire oublié des migrants éthiopiens en route pour le Yémen
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À Djibouti, des dizaines de migrants éthiopiens sont morts du choléra en juin 2018. Leur route migratoire passe par ce minuscule État de la Corne de l’Afrique, où ils s’embarquent pour le Yémen – pourtant en pleine guerre – et l’Arabie saoudite. Sur cette route migratoire, pour ceux qui ne meurent pas de faim et de soif, il faut le plus souvent faire étape dans la ville djiboutienne d’Obock, où les migrants attendent leur tour pour traverser la mer Rouge. Une fois au Yémen, c’est un scénario "à la libyenne" qui attend nombre d’entre eux : ils sont quasi systématiquement kidnappés par des trafiquants qui les torturent et violent les femmes pour exiger des rançons à leurs familles. Nos Observateurs dénoncent une catastrophe humanitaire, oubliée du monde.
Ces dernières semaines, les Djiboutiens ont été alarmés par le retour du choléra et de crises de diarrhée aigüe à Obock (nord), où des centaines de migrants transitent chaque semaine avant d’embarquer pour le Yémen voisin, vers des lieux de débarquement variés, situés surtout à l’Ouest.
Ils ont publié de nombreuses photos et vidéos de cette crise sanitaire sur les réseaux sociaux. La rédaction des Observateurs de France 24 a flouté ces images pour préserver la dignité des personnes.
Carte de la traversée des migrants de l'Éthiopie au Yémen en passant par Djibouti, publiée dans un rapport de l'Institute for security studies.
Des migrants éthiopiens "décimés par le choléra"
Un homme est porté dans un brancard improvisé dans une rue d’Obock en juin 2018.
Cette vidéo a été tournée par notre Observateur djiboutien Houssein Mohamed Houmed Ganito.
J’ai pris cette vidéo choquante pendant le mois de ramadan. Cet homme était en train de faire une crise de choléra. Ça a beaucoup choqué notre société, parce que cette maladie est très contagieuse.
Le choléra est une maladie infectieuse provoquant de fortes crises de diarrhée, causée par le contact oral avec de l’eau ou des aliments contaminés par des matières fécales. En l’absence de traitement, elle peut causer la mort.
Plusieurs migrants victimes du choléra, selon nos Observateurs qui nous ont transmis ces images.
Dans un communiqué publié le 21 juin, le gouvernement djiboutien affirmait avoir recensé "plusieurs cas de migrants atteints d’une diarrhée aigüe "et déplorer "le décès de quelques migrants ". Le gouvernement et l’Organisation internationale des migrations (OIM) qualifient ces crises de "diarrhées aigües ", arguant que le choléra n’est pas apparu dans les tests. En 2017, des cas de diarrhée aigüe et de choléra avaient été repérés à Obock, rapporte le Middle East Eye.
Les habitants d’Obock contactés par la rédaction des Observateurs estiment pourtant qu’entre 30 et 50 migrants et au moins trois habitants sont décédés, selon eux du choléra, au mois de juin. Impossible cependant de confirmer ces chiffres. Le centre médical hospitalier d’Obock, contacté par France 24, a refusé de rendre public le nombre de décès.
"Les migrants meurent de faim et de soif"
Notre Observateur à Djibouti est un ancien passeur. Repenti, Ahmed Mohamed Kamil enchaîne aujourd’hui les petits boulots dans l’espoir de mettre en place des projets d’aide aux migrants. Pour lui le principal problème réside dans "l’abandon des migrants par l’État".
Les migrants qui viennent principalement d’Éthiopie [au moins 80 %, NDLR] arrivent à Obock après avoir traversé une zone désertique pendant plusieurs jours, où il fait régulièrement plus de 50 degrés. Autour du lac Assal [localité située entre la frontière éthiopienne et Obock, NDLR], on peut régulièrement voir des cadavres et des ossements humains... Il s’agit des migrants morts de faim et/ou de soif, il y en a des dizaines chaque année.
Un petit groupe de migrants en train de recevoir l'aide de la société civile obockoise, qui distribue régulièrement de la nourriture et de l'eau aux migrants en situation de détresse sur le bord des routes. Photos prises entre Tadjourah et Obock par notre Observateur Omar Hassan Houmed le 18 juillet 2018.
Ceux qui arrivent à Obock attendent de prendre le bateau pour le Yémen à Fantaherou, un quartier défavorisé. Là-bas, ils dorment sous les arbres ou dans des abris de fortune. Beaucoup se sont fait arnaquer par les passeurs et n’ont plus d’argent.
Un camp de migrants éthiopiens improvisé sous les arbres à Fanteherou, près d'Obock. Photo prise par notre Observateur en juin 2018.
Repas confectionné et distribué fin juin 2018 par notre Observateur à un groupe de migrants stationné à Fanteherou, près d'Obock.
Ils dépendent de notre solidarité pour survivre, l’État ne fait rien. Même si nous sommes pauvres [Un Djiboutien sur cinq environ vit en dessous du seuil de pauvreté, NDLR], nous sommes nombreux à partager nos repas avec les migrants.
Interview d'un migrant éthiopien réalisée par notre Observateur et traduite par Gutu Bacha Bula.
Peu d’ONG sont présentes à Djibouti pour venir en aide à ces migrants. Action contre la faim et Médecins sans frontières ont quitté la zone respectivement en mai 2018 et en 2012. Le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU (HCR) s’occupe essentiellement des réfugiés yéménites arrivés à Djibouti pour fuir la guerre, et qui sont accueillis dans un centre dédié à Obock.
Sur place, le Croissant-rouge djiboutien, l’Office national d'assistance aux réfugiés et sinistrés (ONARS, organisation gouvernementale) et l’OIM s’occupent du rapatriement des migrants volontaires dans leur pays et prennent en charge les cadavres trouvés sur le bord des routes. L’OIM met également en place des cellules d’aide psychologique pour les migrants revenus traumatisés du Yémen et des séances de sensibilisation aux dangers de la migration.
Des cadavres de migrants retrouvés sur la route entre l'Éthiopie et le Yémen à une date indéterminée. Photo extraite d'une vidéo produite par le bureau djiboutien de l'OIM.
"Beaucoup ne savent pas qu’il y a la guerre au Yémen"
De nombreux enfants font la traversée (11 %), mais l’immense majorité d’entre eux sont des hommes majeurs (70 %). Notre Observateur regrette un manque de moyens pour nourrir, abreuver et loger ces personnes.
Les environs d'Obock, où les migrants patientent avant de rejoindre le Yémen. Photo prise par notre Observateur en juin 2018.
Ces migrants fuient pour la plupart l’Éthiopie à la recherche d’une meilleure vie en Arabie saoudite. Beaucoup disent fuir leur pays pour des raisons politiques. C’est notamment le cas des Oromos [une ethnie qui s’estime marginalisée et réprimée par le gouvernement, NDLR].
La majorité d’entre eux sont issus de zones rurales pauvres. Ils ont reçu peu d’éducation et beaucoup ne savent pas qu’il y a la guerre au Yémen. Les passeurs leur mentent, leur disent que tout va bien et que la route est sûre. D’autres savent qu’il y a une guerre, mais sont désespérés et remettent leur destin entre les mains de Dieu.
Certains passeurs n’hésitent pas à profiter de leur naïveté. Ils les emmènent par exemple à Obock, mais leur font croire qu’ils sont déjà arrivés au Yémen et leur prennent tout leur argent. Parce qu’ils ne savent pas qu’il faut traverser la mer pour rejoindre le Yémen, ils sont facilement arnaqués.
Kidnappings, torture et viols
Chaque mois, au moins 10 000 migrants, pour la plupart éthiopiens, sont identifiés à Djibouti par l’OIM. Dans la mer Rouge et le Golfe d’Aden qui séparent Djibouti du Yémen, les naufrages sont nombreux. Ces dix dernières années, près de 3 500 personnes ont perdu la vie lors de la traversée, rapporte l’OIM. En mai 2018, l’OIM a observé plus de 25 000 individus de passage à Djibouti. En 2016, un record de 117 107 arrivées illégales a été enregistré par le Danish Refugee Council au Yémen.
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© {{ scope.credits }}Un bateau plein de migrants en partance pour le Yémen, intercepté par les garde-côtes djiboutiens basés à Khor Angar dans la nuit du 14 au 15 mai 2018. Photos publiées sur leur page Facebook.
Selon les rapports d’ONG comme Human Rights Watch, l’Institute for security studies et le témoignage de migrants recueillis par nos Observateurs, les migrants arrivés au Yémen sont quasi systématiquement kidnappés. S'ils ne sont pas en mesure de payer une rançon, évaluée à environ 300 euros, ils subissent tortures et viols. Le calvaire dure jusqu’à que leur famille, contactée par téléphone pour être témoin des exactions, accepte de payer la somme. D’autres seraient recrutés comme mercenaires ou contraints au travail forcé.
Un système qui n’est pas sans rappeler ce que subissent les migrants passant par la Libye pour rejoindre l’Europe.
>> LIRE SUR LES OBSERVATEURS : Migrants esclaves en Libye (1/2) : "J’ai été kidnappé, vendu et jeté en prison"
Si la rançon est payée, ils devront ajouter ensuite entre 550 et 700 euros pour rejoindre l’Arabie saoudite. Très peu d’entre eux parviennent dès lors à atteindre ce pays. Les revenus du trafic des migrants sur l’ensemble de cette route s’élèveraient, selon des estimations prudentes rapportées par l’Institute for security studies, à 3,8 millions d’euros en 2016.
Un trafic structuré depuis le Yémen
Comment s’organise ce trafic ? Selon un spécialiste de la question, contacté par France 24 et qui souhaite garder l’anonymat, la route migratoire empruntée par les migrants éthiopiens est "un réseau régional dirigé depuis le Yémen".
Il y a en Éthiopie un chef des passeurs qui envoie les migrants à Djibouti. Il emploie des personnes pour "recruter des migrants" dans les villages, sur les marchés. Ils leur racontent les histoires de fabuleuses réussites sociales en Arabie saoudite. Bien sûr ils n’évoquent jamais la guerre au Yémen.
Djibouti est une sorte de zone de transit pour les migrants, les passeurs y ont moins de responsabilités et sont moins bien payés que les autres. D’après mes informations, le "grand chef des passeurs" est établi au Yémen, et c’est depuis le Yémen que l’argent est redistribué aux différents chefs de passeurs en Éthiopie et à Djibouti.
"Les jeunes désœuvrés deviennent passeurs"
En tant que passeur repenti, notre Observateur Ahmed Mohamed Kamil a pu observer ce système de l’intérieur. Il confirme l’existence d’un réseau unique réparti entre les trois pays.
Les passeurs à Obock sont pour la plupart de jeunes désœuvrés âgés d’une vingtaine d’années. Pour fuir le chômage ils se sont lancés dans ce trafic très lucratif. Quand j’étais à leur place je gagnais 1,5 million de francs djiboutiens par mois [environ 7 200 euros, quand le salaire moyen à Djibouti s’élève à environ 90 euros par mois, NDLR). Mais j’ai arrêté quand la guerre au Yémen a commencé.
Aujourd’hui je dirais qu’il reste entre 20 et 25 passeurs à Obock. Il y en a d’autres à Tadjourah [ville voisine située à 60 kilomètres d’Obock], mais je ne sais pas combien.
Ce trafic de migrants perdure à Djibouti alors que le pays est un des rares États stables et en paix de la région. Un phénomène qui s’explique par “la volonté du gouvernement d’acheter la paix sociale”, selon le spécialiste du sujet interrogé par France 24.
Le nord de Djibouti (où se trouve Obock et Tadjourah, NDLR) est une région défavorisée, où les Afars (ethnie représentant 35 % de la population) se sentent discriminés. Ce sentiment d’injustice a causé une guerre civile dans les années 1990. Sachant que ce trafic permet de nourrir de nombreuses personnes, et que les passeurs distribuent largement leurs revenus à la communauté lors des mariages, enterrements et fêtes religieuses, les freiner pourrait créer des crispations.
Cependant, l’État a pris quelques mesures récemment. En 2016, quand deux gendarmes ont été abattus par des passeurs, une loi a été votée et puni le trafic de migrants de deux à cinq ans de prison. Par ailleurs, des barrages routiers ont été installés et les garde-côtes patrouillent plus régulièrement pour intercepter les navires en direction du Yémen.
Mais les migrants, notamment Oromos, continuent de tenter leur chance. En juillet, 150 s'entassaient chaque nuit sur les vedettes en bois, pour rejoindre le Yémen au péril de leur vie.
Cet article a été écrit par Liselotte Mas.