MONDE

Du Cameroun à la Syrie, comment vérifier les images provenant des zones de crise

Depuis 2016, l’ONG Amnesty International forme des étudiants à la vérification des images provenant des zones de crise, dans le cadre d’un programme appelé "Digital Verification Corps" (DVC).
Depuis 2016, l’ONG Amnesty International forme des étudiants à la vérification des images provenant des zones de crise, dans le cadre d’un programme appelé "Digital Verification Corps" (DVC).
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Avec la généralisation de l’accès aux smartphones, de plus en plus de gens peuvent prendre des photos et des vidéos, puis les partager sur les réseaux sociaux en quelques secondes, y compris dans les zones de crise. Face à ce flot d’images toujours plus important, l’ONG Amnesty International a commencé à former des étudiants à la vérification de ce type de documents, en 2016. Rencontre avec ces jeunes venus d’Afrique du Sud, des États-Unis ou encore de Hong-Kong.

"Digital Verification Corps" (DVC) : c’est le nom donné au réseau d’étudiants formés par Amnesty International pour enquêter sur les images provenant des zones de crise, circulant sur les réseaux sociaux ou envoyées directement à l’ONG. Un travail que les étudiants réalisent de manière bénévole.

Sam Dubberley, l’un des initiateurs du projet, explique :

Lors de la révolution verte en Iran [en 2009, NDLR] et du printemps arabe [commencé en décembre 2010, NDLR], de très nombreuses images ont circulé sur Internet, une tendance qui s’est ensuite renforcée. Nous avons alors eu l’idée de former des étudiants aux techniques de vérification des images, puisque nos chercheurs n’avaient pas le temps de tout analyser, en raison de l’ampleur de la tâche, permettant ainsi de renforcer le travail déjà effectué par ces derniers.

Lancé en septembre 2016, ce programme a d’abord rassemblé des étudiants de l'université de Californie à Berkeley (États-Unis), de Pretoria (Afrique du Sud) et d’Essex (Royaume-Uni). Puis d’autres universités ont rejoint le programme : Toronto (Canada), Cambridge (Royaume-Uni) et Hong-Kong.

Désormais, environ 70 étudiants participent au projet, originaires de différents pays : Syrie, Inde, Italie, Nigeria, Ghana, Turquie... "En moyenne, ils ont entre 20 et 25 ans. Beaucoup étudient le droit et tous s’intéressent aux droits de l’Homme", indique Sam Dubberley.

 

Formation aux techniques de vérification des images

Lorsqu'ils rejoignent le programme, les étudiants reçoivent systématiquement une formation de deux jours, dispensée par Amnesty International, portant principalement sur les techniques qui existent pour vérifier les images : outils de géolocalisation (comme Google Earth Pro), outils de recherche inversée (comme le YouTube DataViewer développé dans le cadre du "Citizen Evidence Lab", un laboratoire d’Amnesty International spécialisé dans la vérification des contenus circulant sur les réseaux sociaux), outils pour vérifier les métadonnées d’une images, etc.

Sam Dubberley poursuit :

Nous leur donnons également des conseils pour analyser les comptes des internautes diffusant des images, nous parlons de santé mentale, puisque les étudiants sont amenés à regarder des images très dures.

Une fois qu’ils sont formés, c’est Amnesty International qui les sollicite pour travailler sur des sujets bien précis, aux quatre coins du globe.

Notre rédaction a eu l’occasion de rencontrer une trentaine de ces étudiants les 27 et 28 juin derniers, lors d’un rassemblement organisé par Amnesty International à Cambridge.

 

 

"Nous avons vérifié une vidéo tournée dans l’Extrême-Nord du Cameroun, n’ayant rien à voir avec les régions anglophones, comme beaucoup de gens l’avaient pourtant affirmé"

Haley Willlis, 20 ans, étudie la sociologie à l'université de Californie à Berkeley. Elle a rejoint le programme DVC dès son lancement.

 

Les étudiants de l’université de Californie à Berkeley présents à Cambridge, le 28 juin, avec une partie de l’équipe d’Amnesty International (au centre, à droite de celle portant un pull gris : Haley Willis; à droite : Sam Dubberley).

Avec d’autres étudiants, elle a notamment enquêté sur la vidéo ci-dessous, dans laquelle on voit plusieurs individus se faire maltraiter par des hommes portant des vêtements du BIR (Bataillon d’intervention rapide), une unité d’élite camerounaise.

 

 

Cette vidéo est apparue sur les réseaux sociaux en janvier 2017. Beaucoup de gens l’ont alors associée à la répression des manifestations au Cameroun anglophone… Pour tenter de la vérifier, nous avons d’abord cherché où elle avait été publiée en premier, en utilisant notamment l’outil YouTube DataViewer d'Amnesty International. À priori, elle a été postée pour la première fois le 13 janvier 2017, par un internaute basé au Cameroun.

Puis nous avons cherché à identifier les gens que l’on voit dans la vidéo. Certains portent des uniformes du BIR et utilisent des planches en bois pour frapper les hommes. Or c’est un procédé évoqué dans plusieurs rapports portant sur les dérives du BIR, pour torturer les hommes soupçonnés de soutenir Boko Haram.

Nous avons également vérifié où tout cela s’était déroulé. L’un des hommes frappés dans la vidéo parle foulfouldé, une langue parlée dans la région de l’Extrême-Nord. De plus, c’est une zone où des soldats du BIR sont stationnés, notamment à Kolofata. Après avoir effectué des recherches sur Google Earth, nous avons d’ailleurs repéré une maison dont les caractéristiques correspondaient à celles de la maison de la vidéo, dans une zone fortifiée de Kolofata…

 

Images satellites obtenues grâce à Google Earth : on y voit une maison ressemblant à celle de la vidéo (source : article "Eyes on Cameroon: Videos capture human rights violations by the security forces in the fight against Boko Haram", co-écrit par Haley Willlis ).

 

Nous avons donc pu conclure que cette vidéo avait été tournée à cet endroit. Ce qu’on y voit est emblématique des violations des droits de l’Homme commises par les forces armées dans leur lutte contre Boko Haram, et n’a donc rien à avoir avec le Cameroun anglophone.

 

"Nous avons travaillé sur les attaques chimiques à Kafr Zita, en Syrie"

Areon Chan, Flora Chan, Mathilda Kwong et Yuki Lok, âgées de 21 à 23 ans, étudient le droit à l’université de Hong-Kong, laquelle a rejoint le programme DVC en janvier.

 

Les étudiantes de l’université de Hong-Kong présentes à Cambridge, le 28 juin (au centre : Lindsay Ernst, l’une de leurs professeures).

 

Depuis cette date, elles ont notamment travaillé sur les attaques chimiques à Kafr Zita, une localité située dans le gouvernorat de Hama, dans l’ouest de la Syrie, en analysant une vingtaine de vidéos publiées en avril 2014, dont celle-ci-dessous.

 

Vidéo publiée le 18 avril 2014.

 

Nous avons travaillé sur ces vidéos en partenariat avec Syrian Archive [qui documente les violations des droits de l’Homme dans ce pays, à partir d’images, NDLR]. Notre objectif était surtout de déterminer les endroits précis touchés par l’attaque chimique.

>> LIRE SUR LES OBSERVATEURS : Un site archive les vidéos de la guerre en Syrie pour en faire des preuves

Pour commencer, nous avons classé les vidéos en fonction de ce que l’on voyait à l’intérieur des immeubles – notamment des hôpitaux – où elles avaient été tournées. Puis nous avons passé en revue plusieurs documents, dont des rapports d’ONG et de l’ONU, pour essayer de déterminer où ces endroits pouvaient se trouver. Ensuite, nous avons utilisé Google Earth Pro pour vérifier si les résultats de notre enquête préliminaire corroboraient les témoignages des habitants. Grâce à cet outil, nous avons notamment pu mesurer la distance entre différents endroits où des vidéos avaient été tournées. En tout, nous avons travaillé deux mois sur ces images, de façon intermittente.

 

Images satellites obtenues grâce à Google Earth Pro, ayant permis aux étudiantes de Hong-Kong de géolocaliser les endroits touchés par l’attaque chimique.

 

Bien que ces attaques chimiques aient été avérées, des experts onusiens ayant enquêté sur plusieurs cas d’attaques chimiques survenues entre 2014 et 2015 n’ont pas pu déterminer formellement qui en portait la responsabilité, en ce qui concerne Kafr Zita.

 

"Nous avons prêté attention aux détails dans plusieurs vidéos, pour enquêter sur la mort d’un activiste en RDC"

Adebayo Okeowo, 32 ans, est originaire du Nigeria et doctorant à l’université de Pretoria. Ses recherches portent sur les violations des droits de l’Homme et les médias citoyens, d’où son intérêt pour le programme DVC qu’il a immédiatement rejoint en 2016.

 

Les étudiants de l’université de Pretoria présents à Cambridge, le 28 juin (au centre : Adebayo Okeowo).

 

Lui et ses collègues ont notamment enquêté sur la mort de l’activiste pro-démocratie Rossy Mukendi au cours d’une manifestation à Lemba, une commune de Kinshasa, en RDC, le 25 février 2018. Ils ont travaillé sur différentes vidéos, tournées avant et après qu’il a été tué par les forces de l’ordre, notamment celle-ci-dessous.

 

Assemblage de vidéos publiées le 26 février 2018, sur lesquelles les étudiants de Pretoria ont travaillé, notamment celle à partir de 4’30 (lorsqu’on entend un tir).

 

L’objectif de notre travail était de vérifier son identité, la façon dont il avait été tué et à quel endroit, l’hôpital où il avait été amené, etc. Pour cela, nous avons prêté attention aux détails dans les vidéos, comme ses vêtements, la palissade de l’église devant laquelle il avait été… Mais nous avons également utilisé des outils techniques. Par exemple, comme nous avions réussi à trouver le nom de l’église devant laquelle il avait été tué, nous avons pu la géolocaliser.

Par contre, lorsque nous avons enquêté sur ce cas, nous sommes également tombés sur des vidéos prises lors d’autres manifestations, c’est-à-dire dans un autre contexte : il a donc fallu faire très attention. En tout, nous avons travaillé trois semaines sur ce sujet.

Le 25 mai dernier, un procès s’est ouvert visant à établir les responsabilités dans la mort de cet activiste.

 

Sam Dubberley conclut :

Lorsque les étudiants ont fini leur enquête, ils nous envoient leurs conclusions, pour que nous vérifions leur travail. Ce sont des éléments que l’on peut ensuite inclure dans nos rapports rendus publics. Ou alors nous les gardons secrets, et nous les transmettons uniquement à l’ONU ou aux États.

 

Cet article a été écrit par Chloé Lauvergnier (@clauvergnier).