Contre la "propagande" d'Erdogan, des Turcs éteignent leur télévision et investissent les jardins publics
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Les Turcs éliront le 24 juin 2018 leur président de la République. Victime de purges et d’arrestations massives depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, l’opposition s’estime mise à l’écart par les principaux médias, aussi bien publics que privés, accusés de servir le gouvernement actuel et le président Recep Tayyip Erdogan, en campagne pour sa réélection. Sur les réseaux sociaux, dans les parcs et sur les places publiques, un mouvement mené par des associations et des micro-partis encourage les Turcs à débattre librement de l’actualité.
Au début du mois de mai, des millions d’internautes ont pris au pied de la lettre le président Erdogan qui avait promis de démissionner si le peuple s’exprimait en ce sens. Le mot-clef "#Tamam" ["Assez" en français] avait alors atteint des records sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, l’opposition continue de se mobiliser pour dénoncer un scrutin à venir jugé inéquitable.
Des associations, mais aussi des citoyens sans appartenance partisane, s’insurgent notamment de la mainmise du pouvoir sur les médias de masse, et encouragent les citoyens à "éteindre" leur télévision pour ne pas subir davantage "mensonges" et "propagande gouvernementale".
"Les médias mentent"
Hande Gazey, jeune Turque de 30 ans, est médecin généraliste à Ankara et membre du mouvement d’opposition Mouvement de juin (Haziran Hareketi).
La quasi-totalité des médias en Turquie est contrôlée par le gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan. Pour nous ces médias mentent. Ils disent par exemple qu’il n’y a pas de crise économique en Turquie actuellement [la monnaie nationale est en chute libre et l’inflation ne cesse d’augmenter, rapporte le journal Le Monde].
Ils ne donnent presque pas la parole aux autres partis et autres mouvements politiques. Il y a six candidats à la prochaine élection présidentielle du 24 juin, mais nous ne voyons qu’Erdogan à la télévision. C’est désolant. D’autant qu’une partie de nos impôts sert à financer la télévision publique, qui fait tout sauf du "service public".
Photo prise par notre Observatrice, Hande Gazey, le 19 mai à Ankara.
Motivé par l’explosion du mot-clef "tamam" sur les réseaux sociaux, le Mouvement de juin (Haziran Hareketi), qui réunit des acteurs de la société civile et des petits partis d’opposition, issu des révoltes de Gezi, a lancé la campagne #KapatGitsin [#FermonsLes, en français]. Ce mouvement a proposé à ses membres, dont je fais partie, d’éteindre leur télévision et de se réunir dans des parcs pour discuter de l’actualité et de la politique en toute liberté.
Depuis le 18 mai dernier, de nombreux Turcs ont ainsi partagé sur les réseaux sociaux des vidéos les montrant en train d’éteindre leur poste de télévision en signe de protestation.
Tek kisinin , tek partinin sesini duyuran medya düzenini protesto ediyoruz. #KapatGitsin 😉 Tv de aynı sesten kurtulsun😉 pic.twitter.com/Ee1YgSArA1
Haziran İstanbul (@istanbulbhh) 18 mai 2018
#KapatGitsin açmamak üzere kapatıyoruz! pic.twitter.com/yBLZnD8Cq8
TAMAM SunSet TAMAM (@eylul_sun) 18 mai 2018
#KapatGitsin oh mis 💃🏽 pic.twitter.com/11Evuo1Oi3
Roz (@roztural) 18 mai 2018
Une version plus "moderne" de la campagne, où un internaute montre le moment où il se désabonne du compte Twitter du président turc.
T A M A M, S I K I L D I K... Havuzu kapatıyoruz. Kampüslerimizde, parklarımızda buluşuyoruz! #KapatGitsin pic.twitter.com/MKMo6ZZ0C3
Gençlik Muhalefeti (@muhalefetmedya) 18 mai 2018
Dans cette vidéo, des jeunes vont plus loin et jettent un téléviseur aux ordures.
En période électorale, les médias ont un rôle déterminant, ils peuvent influencer les décisions des électeurs. L’idée était de montrer à ces médias et au gouvernement que nous sommes unis, puissants et qu’ils ne peuvent nous voler notre voix. Nous avons par ailleurs décidé de nous mobiliser pour surveiller le scrutin, étant donné les nombreuses irrégularités remarquées l’année dernière lors du référendum.
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"Les policiers nous ont filmés pour nous intimider"
Nous nous sommes réunis dans de nombreux parcs le soir du vendredi 18 mai. Dans mon quartier nous étions une cinquantaine, nous avons beaucoup discuté, joué à des jeux et évoqué la situation politique. Le lendemain, tous les quartiers de la capitale étaient invités à se rejoindre dans le parc de Batikent, où deux journalistes du média d’opposition BirGün [un des seuls à avoir résisté aux vagues d’arrestations entreprises par le gouvernement, NDLR] nous ont expliqué leur travail, le climat politique…
À la fin du rassemblement, nous avons beaucoup parlé de la grande crise économique que nous pressentons, notamment après les résultats. Nous redoutons de finir comme la Grèce…
Le vendredi et le samedi, la police est venue pour s’informer de ce qui se passait. On leur a bien expliqué qu’on ne manifestait pas, qu’on discutait tranquillement dans un parc. Mais le samedi, ils nous ont pris en photo et vidéo, probablement pour nous faire peur. C’était pour moi une forme d’intimidation.
"Le gouvernement crée un sentiment de peur chez les journalistes"
Samedi 19 mai, le journaliste Berkant Gültekin de BirGün, 31 ans, a participé au rassemblement et y a pris la parole. Il explique les raisons de son engagement.
Je travaille dans l’un des derniers médias indépendants de Turquie. Je pense que la campagne invitant à éteindre les télés est nécessaire pour deux raisons. Le gouvernement est d’abord très dur envers les médias, il crée un sentiment de peur chez les journalistes. Ensuite, il faut savoir que les médias turcs sont détenus par de grands groupes [à l’exception de quelques-uns comme BirGün, Cumhuriyet ou Evrensel, NDLR], qui préfèrent ne pas trop embêter le gouvernement.
İstanbul Maçka Parkı'nda #KapatGitsin buluşmasıhttps://t.co/jJw5IOueVM pic.twitter.com/wMN1vLqZC9
BirGün Gazetesi (@BirGun_Gazetesi) 18 mai 2018
Un rassemblement tenu le 18 mai à Istanbul, où plusieurs participants brandissent un exemplaire du journal d'opposition BirGün.
Le 26 mai, le mouvement de juin a organisé un grand rassemblement contre les "médias piscine", surnom donné aux organes de presse progouvernement, à Istanbul.
Le mouvement de juin n’est pas le premier à se saisir des parcs et autres espaces publics pour contrer la répression du gouvernement. En 2016, plusieurs universitaires limogés lors des purges qui ont suivi la tentative de coup d’état ont organisé des "académies de rue" dans les parcs d’Ankara.
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