YÉMEN

Au Yémen, le prof qui voulait monter un orchestre sous les bombes

Photo montrant des étudiants de l'institut de musique de Sanaa en train de répéter. Transmise par notre Observateur Mohammed.
Photo montrant des étudiants de l'institut de musique de Sanaa en train de répéter. Transmise par notre Observateur Mohammed.
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Des dizaines de milliers de victimes, des millions de déplacés, une épidémie de choléra et la réapparition de la diphtérie… La guerre menée par l’Arabie saoudite, à la tête d’une coalition militaire internationale, contre les rebelles houthis a plongé le Yémen dans une crise sans précédent. Mais un professeur de musique s’est lancé un défi  : former un groupe de jeunes à la musique classique, pour créer un orchestre national yéménite.

Abdallah al-Debi, 53 ans, est un ancien membre de l’orchestre national du Yémen, qui a été dissout dans les années 80. Il se donne un an pour mettre sur pied un nouvel orchestre qui sera capable de se produire sur scène et représenter le pays dans les festivals à l’étranger. Mais le défi est de taille :

"J’ai vingt étudiants alors que je n’ai que six violons"

Cela faisait déjà quelques années qu’un projet d’orchestre national me trottait dans la tête. Je voulais relancer l’orchestre national, qui avait été créé en 1975 et dissout en 1981.

Mais la guerre s’éternise, je ne pouvais pas attendre indéfiniment qu’elle se termine. De toute façon, il faut continuer à vivre et à espérer.

J’ai donc lancé ce programme à la rentrée universitaire de septembre 2017. Au début, 140 candidats de sont présentés. Mais je ne pouvais pas retenir tout le monde, car il n’y pas assez d’instruments. Je n’ai gardé que 75 étudiants, finalement, pour ce cursus qui devrait s’étaler sur une année.

Et même là, il a fallu trouver une solution afin que tout le monde puisse avoir accès à un instrument. J’ai séparé les étudiants en deux groupes. Un premier groupe fait son cours le matin, et un autre l’après-midi, comme ça ils se relayent sur les instruments.

Vidéo transmise par notre Observateur Mohamed.

J’ai vingt étudiants violonistes alors que je n’ai que six violons. Dix étudiants doivent se relayer sur huit Oud. Certains étudiants ont dû ramener leurs propres instruments – essentiellement des guitares – pour pouvoir suivre leur formation.

Nous avons donc besoin de toutes sortes d’instruments, des oud, des orgues, des pianos, des violons, et même des carnets pour prendre des notes…

Mais quand je vois la détermination de ces jeunes, je suis confiant. Les filles m’impressionnent surtout : elles sont 35 à avoir rejoint la formation, près de la moitié de l’effectif. Et en plus d’affronter la peur d’être prises dans une frappe aérienne quand elles sont sur le chemin de l’institut, certaines doivent aussi faire face au conservatisme de leurs parents qui ne voient pas d’un très bon œil le fait qu’une femme joue de la musique.

Photos des cours de musique transmises par notre Observateur Mohammed.

"Quand les avions de chasse survolent la ville, chacun court s’abriter chez lui"

Dans ce pays déchiré par la guerre, miné par les pénuries en tous genres et la flambée des prix de produits de première nécessité, payer pour une formation de musique constitue un luxe que beaucoup de jeunes ne peuvent pas s’offrir. Pour dépasser l’écueil de l’argent, Abdallah al-Debi a décidé de dispenser ses cours gratuitement, alors que lui-même ne perçoit aucun salaire. Mohamed, 20 ans, l’un des premiers étudiants à avoir rejoint la formation, rêve de devenir un virtuose du oud. Il raconte :

Tous les jours, c’est un peu un parcours du combattant pour rejoindre l’institut de musique. Comme la plupart de mes camarades, je n’ai pas les moyens de venir en bus, car le prix du ticket a flambé en raison de la pénurie d’essence. Je m’y rends le plus souvent à pied, ça fait environ douze kilomètres de marche.

Mais une fois à l’institut, les jours où les avions de chasse survolent la ville, chacun court s’abriter chez lui [la coalition menée par les Saoudiens conduit régulièrement des raids aériens au Yémen pour chasser les rebelles houthis qui se sont emparés de la capitale Sanaa en 2015, NDLR]. Personne ne reste à l’institut, qui se trouve dans l’enceinte du centre de la culture. C’est un édifice gouvernemental situé en plein centre de Sanaa et ce genre de bâtiments constitue une cible prioritaire de l’aviation.

Mais je veux aller au bout de cette formation. C’est une bouffée d’oxygène pour moi, comme pour beaucoup de mes camarades."

En mars 2015, la coalition arabe menée par l’Arabie saoudite lançait une offensive au Yémen pour rétablir le gouvernement du président Abd Rabbo Mansour Hadi, chassé de la capitale Sanaa quelques mois plus tôt par les Houthis. Cette guerre a fait 10 000 morts et 53 000 blessés.

Selon l’ONU, il s’agit de "la pire crise humanitaire" actuellement dans le monde, avec 22,2 millions de personnes qui dépendent de l'aide humanitaire, alors que la famine, le choléra et la diphtérie continuent de se propager parmi la population.