LIBYE

Migrants esclaves en Libye (2/2) : "Je me suis échappé, j’ai pris ce risque fou"

Des migrants rescapés des prisons clandestines de Bani Walid. Un passeur compte ses billets. Un ticket de bus utilisé par notre Observateur.
Des migrants rescapés des prisons clandestines de Bani Walid. Un passeur compte ses billets. Un ticket de bus utilisé par notre Observateur.

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Depuis la publication d’une vidéo montrant un marché aux esclaves en Libye par la télévision américaine CNN le 14 novembre 2017, une vague d’indignation a secoué le monde face à cette résurgence de pratiques moyenâgeuses, violentes et humiliantes. Notre Observateur, un Guinéen aujourd’hui rentré à Conakry, raconte ce qu’il a vécu en 2016.

Dans les jours qui ont suivi le reportage de CNN, la rédaction des Observateurs de France 24 a reçu plusieurs messages de personnes affirmant avoir été victimes de ce trafic d’êtres humains. Notre Observateur guinéen a pu fournir un récit détaillé, cohérent, documenté et appuyé par le témoignage de personnes rencontrées sur sa route.

Le trajet de notre Observateur reproduit sur une carte interactive. Cliquez sur les points rouges pour plus de détails.

Pour la première partie du récit de notre Observateur, où il raconte pourquoi il est allé en Libye et l’enfer qu’il a vécu sur place, c’est ici.

 

« Les migrants qui allaient dans l’autre sens nous demandaient pourquoi on faisait demi-tour, on leur racontait, ils pleuraient »

J’ai donc décidé de m’échapper, j’ai voulu prendre ce risque fou. Un jour j’ai réussi à voler le téléphone d’un gardien et j’ai appelé un contact que j’avais pris en ville, pour qu’on se donne rendez-vous. Ça aurait été trop dangereux de sortir seul. Dans la ville, aucun Noir ne se promène, on peut à tout moment se faire kidnapper ou tuer [Ceux qui ont réussi à s’échapper restent cloitrés dans des refuges, ils ne sortent jamais dans la rue, ndlr].

Un groupe de migrants rescapés des prisons clandestines de Bani Walid.

 

J’ai réussi à sortir, et j’ai pu rejoindre mon contact qui m’a hébergé chez lui et à qui je dois aujourd’hui la vie. Cet homme, un migrant lui aussi passé par la prison, hébergeait deux autres migrants comme moi, qui avaient été torturés. L’un d’eux avait été frappé si fort qu’il n’avait pas pu marcher pendant une semaine.

Des migrants tout juste rescapés des prisons clandestines de Bani Walid.

 

"Ma famille m’a interdit de continuer vers l’Europe"

 

Ma famille m’a tout de suite envoyé de l’argent, 1 million de francs guinéens [93 euros]. Je leur ai dit que je voulais continuer ma route jusqu’en Italie, mais ils me l’ont interdit, ils m’ont demandé de rentrer en Guinée et m’ont promis de m’aider à partir étudier en Europe par voie légale.

J’ai donc pris 600 dinars [372 euros] à ma famille pour payer un chauffeur jusqu’à Sebha, au sud-est de la Libye. J’avais très peur de me faire à nouveau kidnapper.

Des arnaques omniprésentes

 

Arrivé à Sebha, les chauffeurs m’ont déposé dans un foyer de migrants clandestins. Là-bas, je me suis fait arnaquer. Un Guinéen est venu, bien habillé, proposant ses services pour le rapatriement légal, via l’OIM [Organisation internationale des migrations]. Afin de constituer le dossier, il m’a demandé 50 dinars libyens [30 euros] pour prendre des photos d’identité. Ensuite il n’arrêtait pas de me dire qu’il fallait attendre une place dans l’avion.

 

À Sebah, notre Observateur a dépensé l'équivalent de 30 euros pour ce jeu de photos d'identité.

 

J’en ai eu marre : avec l’aide d’un autre migrant je suis allé à la gare routière où je lui ai payé 150 dinars [90 euros] pour qu’il me prenne un ticket de bus vers Gatrone, plus au sud, alors qu’il coûtait en fait 50 dinars [30 euros].

Des femmes forcées de se prostituer, vendues si elles ne sont pas assez "productives"

À Gatrone, je suis arrivé dans un autre foyer de migrants, où il y avait beaucoup de femmes qui étaient forcées de se prostituer. Dans la cour, il y avait les conteneurs dans lesquels les filles étaient arrivées, serrées à 5 ou 6 à l’intérieur. Si elles refusaient de se prostituer, les gardiens les enfermaient pendant quelques jours dans une pièce, sans eau ni nourriture et les forçaient ensuite à le faire. Si elles n’étaient pas assez productives, les gardiens leur mettaient un voile et les vendaient à un arabe.

"Sur la route du retour, j’ai croisé plein de migrants qui allaient dans l’autre sens"

Le lendemain, un chauffeur est arrivé pour faire la route jusqu’à Agadez, au Niger. Sur la route, on a croisé beaucoup de véhicules pleins de migrants, qui allaient dans l’autre sens, vers la Libye. Certains nous suppliaient de leur donner de l’eau, ils nous demandaient pourquoi on faisait demi-tour, on leur racontait, ils pleuraient.

Notre Observateur a dépensé environ 400 dinars pour traverser le désert libyen avec ce chauffeur.

Photo de profil Whatsapp du passeur, transmise par notre Observateur, où il pose avec d'épaisses liasses de dinars libyens.

 

À Agadez, j’ai rencontré un migrant qui m’a amené chez lui, il tenait lui aussi une sorte de foyer où des Guinéens attendaient de partir vers la Libye. J’ai commencé à leur raconter mon histoire, mais le gérant m’a demandé d’arrêter pour ne pas les décourager.

Je n’avais rien sur moi, pas de téléphone. J’avais dépensé tout mon argent pour le voyage. Lui aussi a essayé de m’arnaquer, mais j’ai réussi à m’en sortir grâce à des amis rencontrés à la gare routière. Eux aussi voulaient aller en Libye, mais grâce à moi ils ont changé d’avis, ils passeront par l’Algérie. J’ai ensuite pris le bus vers Niamey, la capitale du Niger.

Les différents tickets de bus de notre Observateur, de Sedah à Gitroune, d'Agadez à Niamey et de Niamey à Bamako.

 

Dans le bus, j’étais très stressé parce que je n’avais aucun papier en règle avec moi. Entre Niamey et Conakry, à chaque poste-frontière, j’ai expliqué mon histoire de bout en bout, j’ai montré mes cicatrices et les douaniers ont fini par me croire et me laisser passer.

"Je veux retenter ma chance, faire mes études en Europe. Ici les diplômes ne valent rien"

 

Le 29 août 2016, je suis enfin arrivé dans mon village en Guinée, vers 9h du matin. Quand je suis rentré à la maison, toute ma famille a pleuré, crié, ils ont remercié Dieu de m’avoir permis de survivre.

Depuis cette date, j’insiste pour retenter ma chance, par des voies plus sûres, comme le Maroc. Mais ils refusent, ils veulent absolument que je passe par les voies légales. Du coup, j’ai repris ma licence de droit à Conakry, mais sans grande motivation.

En ce moment, j’essaye de trouver une solution pour partir étudier en Europe. Ici, les diplômes guinéens ne valent rien, si on veut trouver un bon poste avec un bon salaire, il faut partir étudier là-bas. Je suis l’aîné de la famille, je dois m’occuper de tout le monde.

En 2016, plus de 5 000 migrants sont morts lors de leur traversée de la Méditerranée. Mais il n’existe aucun chiffre ou estimation à ce jour permettant de savoir combien ont péri dans le désert.