TURQUIE

Turquie : un réfugié poignardé après des rumeurs racistes sur Internet

Images de la rixe et des magasins détruits dans la foulée publiées sur les réseaux sociaux.
Images de la rixe et des magasins détruits dans la foulée publiées sur les réseaux sociaux.

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Des heurts violents entre Turcs et réfugiés ont éclaté lundi à Ankara, sur fond de propagation de fausses informations xénophobes sur les réseaux sociaux. Un jeune homme irakien a été blessé au couteau, accusé entre autres d’avoir violé une petite fille de 5 ans.

Dans le quartier de Demetevler, au nord-ouest de la capitale turque, des dizaines de personnes s’en sont pris à quelques jeunes étrangers dans la soirée du 3 juillet 2017. "Ces jeunes d’une vingtaine d’années se sont retrouvés encerclés par une vingtaine d’hommes qui les ont pris pour des Syriens et, très vite, une foule d’au moins 70 à 80 personnes s’est formée", explique Gökhan, un témoin interrogé par les Observateurs de France 24. L’un des jeunes étrangers, un Irakien, a été légèrement blessé au couteau, au visage et au cou.

Vidéo publiée sur Twitter le soir de l’altercation où l’on voit un jeune homme blessé à l’arme blanche.

Ankara/Demetevler'de Suriyelilerin 5 yaşında ki çocuğa tecavüz ettiği söyleniyor.Halk gergin çok polis tüm caddeleri tuttu.

Publié par Gökhan Tok sur lundi 3 juillet 2017
Dans cette vidéo publiée sur Facebook le soir des échauffourées, plusieurs dizaines de policiers tentent de rétablir le calme à Demetevler.

Des échauffourées ont ensuite éclaté dans le quartier, finalement contenues par près de 200 policiers, selon Gökhan. Mais plusieurs magasins tenus par des commerçants syriens ont été saccagés dans la nuit, à Demetevler et dans les quartiers voisins. En tout, sept Syriens et Turkmènes irakiens ont été blessés dans la soirée.

Suriyeli dükkanları

Suriyeli dükkanları Ankara karşıyaka mahallesi suriyeli dükkanları alıntıdır video

Publié par SEVDAMIZ TÜRKÇE (NE MUTLU TÜRKÜM DİYENE) sur mardi 4 juillet 2017
Une boutique saccagée, présentée comme appartenant à des Syriens, est filmée dans le quartier voisin de Karşıyaka. Vidéo relayée par un compte Facebook nationaliste le 4 juillet 2017.

La cause de l’agression de ces jeunes réfugiés est inconnue. Gökhan, le témoin, rapporte que des habitants du quartier étaient convaincus qu’ils avaient agressé des femmes. Le gouverneur de la province d’Ankara, Ercan Topaca, a lui évoqué d’autres rumeurs. "Des fausses informations ont été partagées sur les réseaux sociaux, selon lesquelles un Turc aurait été tué lors des affrontements. Nous demandons à nos citoyens de ne pas se fier à ces fausses informations. Il n’y a pas de citoyen turc parmi les blessés", a-t-il déclaré dans un communiqué.

An itibariyle Demetevler

Publié par Ankara'da Trafik sur lundi 3 juillet 2017
À la fin de la vidéo (à partir de 00:58), un groupe de quelques dizaines de personnes chante en turc : "Ce pays est le nôtre et continuera à l’être" dans les rues de Demetevler, le 3 juillet 2017.

Des robots alimentent les rumeurs sur les réseaux sociaux

De très nombreuses publications xénophobes et mensongères, relayées sur les réseaux sociaux, ont en effet nourri cette escalade de la violence. Akin Unver, spécialiste des politiques numériques à l’Institut Internet de l’université d’Oxford, a étudié la prolifération des messages de haine le soir du faits divers. Il explique que les deux hashtags les plus utilisés, #suriyelilerevinedönsün ("Renvoyez les Syriens chez eux", environ 2 000 occurrences) et #suriyelilersınırdışıedilsin ("Expulsez les Syriens", environ 5 000 occurences), ont été alimentés automatiquement et massivement par des robots "dans des zones du pays qui n’ont pas de rapport avec les événements", explique le chercheur à la rédaction des Observateurs de France 24.

Akin Uner a transposé les messages de haine sur une carte pour étudier leur diffusion, publiée sur Twitter le 3 juillet 2017.

Akin Unver n’a pas été en mesure de retrouver les personnes qui ont programmé ces robots propagateurs de haine et de rumeurs. Mais il affirme : "Leur objectif, c’est générer une violente réaction contre les réfugiés syriens à l’échelle nationale. Mais dans quel but ? Difficile à dire".

Des Syriens "sales", "mal elevés" et favorisés

En Turquie, les faits divers mettant en lumière une forme de xénophobie à l’encontre des Syriens sont fréquents.

D’autres faits divers impliquant des réfugiés et des Turcs sont déjà partis de rumeurs, diffusées notamment sur les réseaux sociaux. La rhétorique des internautes suit un principe simple : les Syriens sont trop nombreux, sales, mal élevés, l’État leur accorde des privilèges auxquels les Turcs n’ont pas droit, leur présence a entraîné une augmentation des loyers et une baisse des salaires pour les métiers peu qualifiés… etc.

L’État turc a en l’occurrence octroyé de nombreuses aides aux plus de 3 millions de Syriens sur son sol. Ces derniers peuvent notamment étudier à l’université sans passer par la sélection nationale turque, mais par un examen réservé aux étrangers, moins sélectif. Les frais de santé de base sont gratuits et les permis de travail sont délivrés plus facilement que pour les réfugiés d’autres nationalités.

Aujourd'hui, les Syriens représentent 3,6 % de la population en Turquie. En 2016, seuls 13 300 d'entre eux ont obtenu un permis de travail, la majorité travaillant illégalement pour des salaires bien en-dessous du minimum légal, rapporte Turkish Policy. Par ailleurs, 5 797 entreprises ont été créées en Turquie entre 2011 et 2017 avec du capital syrien. 

"Ces rumeurs provoquent des agressions sur les Syriens"

Cette politique d’accueil engendre des crispations chez une partie de la population turque. Notre Observatrice Feray Artar, 36 ans, est sociologue à Ankara où elle travaille sur la communauté syrienne installée en Turquie depuis plusieurs années.

À mesure que les droits des réfugiés progressent en Turquie, l’anxiété et la colère des locaux augmente également. Des rumeurs circulent et alimentent les propos haineux, selon lesquelles les Syriens auraient le droit de voter en Turquie, pourraient faire du commerce sans payer de taxes, qu’ils toucheraient plus d’aides sociales que ce qu’ils devraient, qu’ils entreraient à l’université sans avoir à passer du tout d’examen. Ces rumeurs se répandent et provoquent des agressions sur les Syriens. Si on regarde les derniers incidents violents entre Turcs et réfugiés, on peut voir qu’ils reposent pour beaucoup sur les rumeurs incohérentes.

Lors de mes recherches, j’ai pu montrer que les locaux ont tendance à généraliser sur les Syriens et à insister sur leurs défauts. Mais les Syriens, au contraire, ne généralisent pas les mauvaises expériences qu’ils peuvent avoir avec les Turcs et sont majoritairement reconnaissants du peuple turc qui leur a ouvert ses portes et de la politique d’accueil du gouvernement.

Le quartier Önder, à Ankara, où de nombreux Syriens vivent. Photo prise par notre Observatrice lors de ses recherches, en 2015.

Dans les grandes villes turques, les Syriens se sont regroupés dans des quartiers surnommés "Petite Syrie" ("Küçük Suriye" en turc) par les locaux. À Ankara, la communauté est regroupée dans les quartiers Önder, Ulubey, Ismetpasa et Altindag et travaille pour la plupart dans des secteurs précis de l’économie, listés par notre Observatrice : industrie textile, agriculture, élevage et économie informelle et illégale (mendicité, prostitution, collecte de papier, sous-traitance, trafic de drogue …). "Si les Syriens n’étaient pas là, nos usines fermeraient", a déclaré le 5 juillet 2017 le vice-Premier ministre turc, en réaction aux événements d’Ankara. Il a par ailleurs annoncé que les unités de défense contre la cybercriminalité avaient commencé à travailler sur la propagation des rumeurs.