Des journaux télévisés dans les bus pour contourner la censure au Venezuela
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Depuis fin mai, un groupe de Vénézuéliens réalise des journaux télévisés dans les bus de Caracas, de manière artisanale. L’objectif de ce projet, appelé "Bus TV" : informer les passagers, notamment sur la crise qui secoue actuellement le pays, afin de contourner la censure qui touche de nombreux médias.
Six personnes travaillant dans le secteur de la presse, de l’audiovisuel et de la communication sociale sont à l’origine du projet "Bus TV".
Celui-ci a démarré le 27 mai, une date correspondant au dixième anniversaire de la fermeture de la chaîne privée "Radio Caracas Televisión". À l’époque, les autorités avaient refusé de renouveler sa licence, l’accusant d’avoir soutenu le putsch qui avait brièvement écarté du pouvoir le président Hugo Chávez en avril 2002. L’ONG Reporters sans frontières (RSF) avait alors dénoncé une mesure relevant "d'une véritable mainmise sur les médias audiovisuels".
"L’information est très contrôlée au Venezuela"
Claudia Lizardo est rédactrice dans un studio produisant des contenus numériques. Elle est l’une des personnes ayant lancé le "Bus TV" :Nous avons décidé de réaliser des journaux télévisés dans les bus, car l’information est très contrôlée au Venezuela, notamment à la télévision, alors que les gens s’informent essentiellement par ce biais. Et cela fait des années que ça dure. Du coup, les gens ne savent pas toujours très bien ce qu’il se passe dans le pays, et la désinformation est grande.
Par exemple, actuellement, il y a de nombreuses manifestations émaillées de violences à Caracas, mais sur les chaînes publiques, on ne voit jamais la police agir violemment. Elle est toujours présentée comme étant "attaquée" par des "terroristes", un terme utilisé pour désigner une partie de l’opposition : un langage très guerrier est utilisé. Du côté des chaînes privées, c’est un peu mieux, mais la censure exercée par les autorités est quand même très importante : les manifestations sont évoquées de manière succincte, la répression policière n’est presque jamais montrée à l’écran…
"Réaliser des journaux télévisés dans les bus nous permet de toucher beaucoup de gens"
Bien-sûr, il est possible de contourner cette censure en s’informant sur Internet, notamment sur les réseaux sociaux. Sauf qu’environ la moitié de la population n’a pas accès à Internet et tout le monde ne sait pas forcément comment rechercher des informations sur Twitter par exemple.
Par ailleurs, nous avons décidé de présenter les informations dans les bus, car ils sont gérés par des coopératives privées. Il aurait été plus compliqué de faire la même chose dans le métro par exemple, qui est géré par l’État… De plus, les bus se rendent dans de nombreux quartiers, ce qui nous permet de toucher beaucoup de personnes très différentes.
"Nous sélectionnons notamment des informations qui ne sont pas évoquées dans les médias traditionnels"
Voici comment nous procédons : quand un bus s’arrête, nous demandons au conducteur si nous pouvons monter à bord pour donner des informations. Ils sont toujours d’accord, et ils ne nous font généralement même pas payer le ticket.
Pour chaque journal télévisé, nous sommes cinq : une personne présente les informations, de la manière la plus formelle possible, une autre tient l’écran de télévision que nous avons fabriqué avec du carton, une autre filme avec un téléphone portable…
Le journal télévisé dure trois minutes maximum, pour garder l’attention des gens. Nous parlons de tous les sujets : manifestations, pénuries d’aliments, économie, politique, sport, nutrition, spectacles…
En fait, quand nous le préparons, nous sélectionnons des informations qui ne sont pas évoquées dans les médias traditionnels. Par exemple, nous avons déjà expliqué qu’une grenade lacrymogène coûtait 40 dollars, ce qui correspond au salaire minimum mensuel. Mais nous rapportons également certaines déclarations officielles, nous donnons des informations qui peuvent être utiles pour les gens au quotidien… L’idée est de délivrer un message équilibré et objectif.
"Les gens réagissent souvent à ce qu’ils viennent d’entendre"
Dans l’immense majorité des cas, les passagers trouvent ça bien : ils nous remercient, nous applaudissent et nous encouragent à continuer. Souvent, ils réagissent à ce qu’ils viennent d’entendre et se mettent à discuter entre eux. Par contre, nous ne débattons jamais avec eux, afin de rester neutres. Puis nous descendons du bus.
Nous réalisons ces journaux télévisés deux fois par semaine, quand nous avons du temps libre. À chaque fois, nous le faisons durant 1h30 ou 2h. En une heure, nous avons le temps de monter dans neuf ou dix bus généralement.
Depuis le lancement de "Bus TV" à Caracas, d’autres Vénézuéliens se sont mis à faire des journaux télévisés dans d’autres villes du pays, telles que Valencia (État de Carabobo), Puerto La Cruz, Lechería, Barcelona (État d'Anzoátegui) et Barinas (État de Barinas), en concertation avec l’équipe basée à Caracas.
Si Claudia Lizardo et ses collègues n’ont rencontré aucun problème jusqu’à présent, ce n’est pas le cas de nombre de leurs confrères : plus de 200 journalistes ont ainsi été agressés – en grande majorité par les forces de l’ordre – en couvrant les manifestations quasi-quotidiennes qui secouent le Venezuela depuis le 31 mars et qui ont déjà fait plus de 70 morts, selon le Syndicat national des travailleurs de la presse.
par des agents de la Garde nationale vénézuélienne à Caracas, le 31 mars.
Le Venezuela est classé 137e sur 180 pays au classement sur la liberté de la presse établi par RSF en 2017.
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