Les habitants du village de Sidi Bouknadel, dans le nord-ouest du Maroc, manifestent depuis plusieurs années contre "l’accaparement" de leurs terres par la société Addoha, premier promoteur immobilier au Maroc, qui construit depuis 2007 un projet résidentiel et touristique de luxe. Le 30 janvier dernier, ils ont reçu un ordre d’expulsion, qu’ils comptent bien faire annuler.
"Le Plage des Nations Beach Resort exerce une fascination sur le visiteur. Il offre une vue imprenable sur l’océan et propose un cadre de vie privilégié. Au cœur de cet écrin de verdure s’étend un prestigieux golf 18 trous."
C’est ainsi qu’un article du journal Le Matin, aux allures de publireportage, décrivait en juin 2014 le "projet immobilier et touristique de grande envergure" qui doit émerger "à une vingtaine de minutes de la capitale Rabat" sur "l’une des plus belles plages du Royaume". Ce projet, mené par le leader de l’immobilier de luxe Prestigia, filiale d’Addoha, prévoit notamment la construction "de 2 500 villas et 7 500 appartements". Une partie a depuis été construite.
Capture d'écran de la page promotionnelle sur le site de Prestigia, filiale d'Addoha
Sur sa page promotionnelle, le site de Prestigia indique la superficie de ce projet: "près de 500 hectares." Pourtant le terrain vendu à la société Addoha est de 355 hectares, si l'on se réfère au contrat d'acquisition transmis à France 24 par Maître Hassan Semlali, avocat de la société.
Un point qui n’étonne pas les habitants vivant sur les terres de la tribu Ouled Sbita. Ils se disent spoliés d’une partie de leurs terres. Ils manifestent régulièrement contre le projet, alors que leur exploitation est la source principale de leurs revenus.
Mohamed Boudouma est un des habitants mobilisés.
"Les hommes célibataires, les femmes et les jeunes n'ont rien reçu"
Dès 2007, la société Addoha a commencé à s’intéresser à nos terres. Notre tribu a été approchée par des représentants de l'État qui voulaient acheter les portions littorales de nos terres. Des délégués, que nous n’avons pas choisis, ont négocié en notre nom avec le ministère de l’Intérieur, lequel est propriétaire de ces terres, selon une loi héritée de l’époque coloniale. Nous n’en avons qu’un droit d’usage. Ces délégués nous ont floués en disant que ces terres le long du littoral seraient vendues au roi. En réalité, elles ont été vendues à la société Addoha (dont le PDG, Anas Sefrioui, une des plus grandes fortunes du Maroc est un proche du palais royal).
Villas en cours de construction, projet de la Plage des Nations. Photo: Nadir Bouhmouch
Ils ont signé la vente de nos terres sans tous nous consulter et à un prix dérisoire. Nous sommes environ 6 000 habitants à vivre sur ces terres et seuls les chefs de famille ont reçu une indemnisation : 50 dirhams par mètre carré (un peu plus de 4,50 euros le mètre carré). Les hommes célibataires, les femmes et les jeunes n’ont rien reçu.
Par ailleurs, selon nous, la société Addoha n’a acquis qu'environ 350 hectares de terres mais leur projet va s’étendre sur 500 hectares, c’est plus que ce qui était prévu. Ces terres sont habitées et cultivées par les habitants et ceux qui y vivent ont reçu le 30 janvier dernier un ordre d’expulsion. Les familles ont 15 jours pour partir.
Nous continuerons à nous mobiliser : pétition, manifestations, recours en justice, jusqu’à ce que nos droits soient respectés. Ces terres sont notre seule ressource. Les habitants doivent recevoir une meilleure compensation.
Les femmes se mobilisent pour également recevoir compensation. Photo: Nadir Bouhmouch
Une procédure totalement légale, selon les acquéreurs
Maître Hassan Semlali, avocat du groupe Addoha, se défend d’une quelconque confiscation des terres. La société a procédé à l'acquisition selon la procédure légale en vigueur. "Il n’aurait pas été possible d’acquérir 500 hectares si, sur le papier, était marqué 350 hectares", affirme-t-il à France 24 (le site de Prestigia indique pourtant près de 500 hectares de terrain - NDLR). Il rappelle par ailleurs que ce n’est pas Addoha qui a négocié avec les ayants-droits. L’entreprise n’est donc, selon l’avocat, pas responsable du montant des contreparties qui ont fait l’objet d’une entente entre les parties. Selon lui, c’est au ministère de l’Intérieur qu’il faut s’adresser. Joint par France 24, le ministre de l’Intérieur Mohamed Hassad invite à envoyer un questionnaire aux services compétents. Ce que nous avons fait le 2 février 2016. Nous publierons leur réponse dès qu’elle nous parviendra.
Terrain du projet "Plage des Nations". Photo: Nadir Bouhmouch
Une logique "d’accaparement des terres"
Soraya El Kahlaoui, chercheuse en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre d’Attac Maroc, s’est rendue plusieurs fois à Ouled Sbita.
Le cas d’Ouled Sbita n’est pas unique dans le pays. Il met en lumière une logique d’accaparement de terres par l’intermédiaire du ministère de l’Intérieur qui exclut la population ‘non-moderne’ des projets de développements dits ‘modernes’, ceux dont l’existence correspond aux schémas occidentaux.
Travaux pour le projet "Plage des Nations." Photo: Nadir Bouhmouch
Le statut foncier en vigueur à Ouled Sbita est celui dit des ‘terres collectives’. Il a été introduit par l'administration coloniale française en 1919 avec une loi qui a réorganisé les territoires ruraux. Elle a en effet retiré le contrôle des terres aux tribus et en a fait la propriété du ministère de l'Intérieur.
Cette loi n’a pas été abrogée après l’indépendance du Maroc. Aujourd’hui, l’accaparement des terres se fait par l’intermédiaire du ministère de l’Intérieur qui, sous couvert d’un besoin de foncier pour développer l’urbanisation, les revend à des prix dérisoires aux promoteurs. Ces terres collectives toujours régies par la loi de 1919 (qui constitueraient jusqu’à 40 % de la superficie totale du pays) sont une réserve foncière pour des projets immobiliers de haut standing.
Ces projets souvent présentés comme des outils de développement local se font en réalité aux dépens de la population. Ils participent à la destruction de la petite paysannerie, d’un mode de vie, et provoquent un exode rural massif des populations, qui se retrouvent sans droits, en situation d’errance dans les grandes villes. Et c’est loin d’être le seul cas au Maroc, il y a eu un cas similaire à Ouled Dim en 2003.
Il faudrait que cette législation qui date de l’époque coloniale soit remise en question. Elle est fondamentalement injuste et renforce les logiques patriarcales et coloniales qui étaient alors à l’œuvre. Il n’y a aucune raison par exemple pour que les femmes ne reçoivent aucune indemnisation, d’autant que la nouvelle Constitution de 2011 proclame l’égalité des sexes.