ÉRYTHRÉE

Un site érythréen ose tourner le régime en ridicule

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L’Érythrée vit sous le joug d’une dictature depuis plus de vingt ans. La démocratie y est inexistante et Reporters sans frontières (RSF) l’a noté dernier de son classement ces huit dernières années sur la liberté de la presse dans le monde. Dans ce contexte, la création de The Awaze Tribune, un site satirique et parodique, n’est pas seulement un acte rare, mais aussi courageux.

The Awaze Tribune a été lancé au début de l’année 2016 et publie des articles humoristiques destinés à un public africain, à l’image du Gorafi français, dubelge Nordpresseou d’El Manchar en Algérie. C’est la première initiative du genre en Érythrée, et ses contributeurs risquent une violente répression du régime. Quelques rédacteurs y vivent toujours, mais la majeure partie de la rédaction est basée à l’étranger.

"Major-général Habtesulus : L'Érythrée fait voler un avion agricole au dessus de la Corée du Nord pour montrer sa puissance",

"Le Canada se prépare à construire un mur à la frontière américaine"

Capture d'écran du site The Awaze Tribune

Pays de la Corne de l’Afrique, l'Érythtrée est un pays frontalier du Soudan, de l’Éthiopie et de Djibouti. Son indépendance de l’Éthiopie est officiellement reconnue à l’international depuis un référendum organisé en 1993, mais la Constitution écrite à sa suite n'a jamais été mise en œuvre. Parti unique, absence totale de liberté de la presse, service militaire obligatoire et indéfini, ainsi qu'atteintes systématiques aux droits de l’homme caractérisent désormais ce pays. L’ancienne colonie italienne est par ailleurs qualifiée de "Corée du Nord africaine ", sobriquet qui a évidemment été l’objet d’un article sur The Awaze Tribune.

L'ambassadeur nord-coréen auprès des Nations unies : "Arrêtez de qualifier l'Érythrée de Corée du Nord africaine"

Capture d'écran du site The Awaze Tribune.

Le nom du site vient de l’awaze, une sauce piquante servie en accompagnement des plats érythréens et éthiopiens. En choisissant ce nom aussi typiquement érythréen que décalé, la rédaction voulait rendre clair le fait que la publication n’était pas partisane.

La rédaction de France 24 a pu discuter du lancement de l’Awaze Tribune avec un éditeur du journal qui souhaite préserver son anonymat pour des raisons de sécurité. Les prénoms ont donc été modifiés par la rédaction.

“Nous avons voulu commencer à raconter l’Erythrée”

Ça a commencé par une conversation entre amis. Nous voulions créer quelque chose qui permette aux Érythréens de comprendre qu’il ne faut pas avaler aveuglement tout ce qui circule sur Internet. Le gouvernement érythréen se comporte comme si l’information était réservée à l’élite. Ils ne laissent pas les informations sortir afin de rester au pouvoir. Par exemple, en 2011, aucun média érythréen n’a parlé des printemps arabes. De fait, pour les Érythréens, les printemps arabes n’ont jamais existé.

En choisissant de ne diffuser qu’une partie des informations disponibles, le gouvernement restreint les conversations de ses citoyens. Nous avons donc voulu commencer à raconter l’Érythrée d’une façon très satirique pour que les gens apprennent à lire entre les lignes.

"Érythrée : une activiste implore le gouvernement de mettre en place des leçons de natation obligatoires". L’Érythrée est le quatrième pays d’origine des réfugiés arrivés en Europe en 2015, et les Érythréens sont la deuxième communauté la plus importante à arriver par l’Italie. Capture d’écran du site The Awaze Tribune.

“Il n’y a pas de média en Érythrée”

Il n’y a pas de média en Érythrée. Il y a les médias du gouvernement et rien d’autre. Il y a aussi un énorme problème d’accès à Internet dans le pays, la connexion est trop lente pour accéder à Youtube par exemple.

Nous nous rendons compte que la satire est quelque chose de très nouveau pour les Érythréens. Nous avons écrit un article surn la première banque du sperme de la Corne d’Afrique. Le gouvernement aime mettre en valeur l’idée selon laquelle les Erythréens sont un peuple à part dans la glorieuse lutte pour l’indépendance, l’idée était donc de dire que le gouvernement avait créé cette banque du sperme pour développer la lignée des combattants nationaux. Certains n’étaient pas contents de cet article, d’autres ont compris son objectif.

Menaces de mort et discrétion

Nous recevons de nombreuses menaces de mort. Les menaces viennent habituellement des supporters du gouvernement, ils disent que nous sommes des menteurs, des traîtres du gouvernement, des communistes. Nous lisons ces messages et essayons de comprendre d’où ils viennent. Je ne me sens pas réellement menacé, mais chaque personne voit les choses différemment.

Sur Twitter, le journal se décrit ainsi : "La meilleure source d'information, point. Envoyez-nous vos menaces de mort sur press@awazetribune.com", il tient aussi une page Facebook

Si l'identité de l'un d'entre nous était dévoilée… ils essaieraient de faire une sorte de chantage, de menacer des membres de notre  famille qui vivent toujours en Érythrée, si on vivait à l’étranger, comme la plupart d’entre nous. Je pense que les militaires chercheraient un moyen de faire du mal à ma famille. Les propres membres de ma famille ne savent pas que je fais ça.

Nous avons des contributeurs sur place mais, en général, ils ne peuvent pas participer aux conférences de rédaction, car leurs identités doivent rester secrètes, même pour nous.

Ce que nous faisons n’est pas héroïque, c’est juste du divertissement. Les Érythréens ont besoin de se divertir. À chaque fois que les gens entendent parler de ce pays, les nouvelles sont mauvaises. Le conte érythréen est fait de luttes et de souffrances. Nous ne faisons qu’y incorporer un peu d’humour.

"Urgent. Ivre, le président appelle par erreur le président Poutine pour le féliciter de la victoire de Trump". The Awaze Tribune ne se concentre par seulement sur l’actualité nationale, il traite de l’actualité internationale avec une inclinaison africaine. Capture d’écran du site internet.

“Nous voulons faire des blagues africaines”

Nous étions tous d’accord pour créer un site dédié aux lecteurs africains, publiant du contenu africain qui se moque des dictateurs du continent – et nous ne manquons par de matière première ! Rien de tout cela n’existait. Personne ne prend la peine de faire de la satire sur l’Afrique et les articles sur l’Afrique n’ont pas les Africains en tête au moment de l’écriture. Nous voulons faire des blagues africaines. Ce qu’il faut ce sont des conversations. Si les gens parlent de ce qui se passe autour d’eux, ils pourront peut-être trouver des solutions.

Personne ne nous finance et nous ne voulons être financés par personne. Nous pouvons assumer les coûts de fonctionnement. En fin de compte, nous ne voulons pas être catégorisés comme un site de fausses informations. Si nous commencions à percevoir des revenus publicitaires, les gens pourraient se mettre à penser que nous faisons ça pour l’argent. Nous sommes là pour engager la conversation avec les Érythréens sur la situation du pays.