CAMEROUN

Au Cameroun, les anglophones dénoncent leur "marginalisation" face aux francophones

La ville de Bamenda, dans l'ouest du Cameroun, lundi après-midi. Photo publiée par Charles Charlo sur Facebook (via Storyful).
La ville de Bamenda, dans l'ouest du Cameroun, lundi après-midi. Photo publiée par Charles Charlo sur Facebook (via Storyful).
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Le calme est revenu à Bamenda, dans l’ouest du Cameroun, une zone majoritairement anglophone, après deux jours de manifestations ayant fait au moins un mort. Le mouvement avait été lancé par les enseignants en début de semaine, afin de protester notamment contre la francophonisation du système éducatif local. Mais ces derniers ne sont pas les seuls remontés : nombre d’anglophones estiment être traités comme des "citoyens de seconde zone" dans un pays majoritairement francophone.

Les enseignants ont manifesté lundi et mardi, en réponse à l’appel à la grève lancé par un syndicat (Cameroon Teachers Trade Union) et une association (Teachers Association of Cameroon). Plusieurs milliers de personnes ont défilé avec eux dans les rues de Bamenda, chef-lieu de la région du Nord-Ouest et fief de l’opposition au gouvernement. Il s’agit de l’une des deux régions majoritairement anglophones du pays – un héritage de la colonisation britannique – sur un total de dix régions.

Vidéo de la manifestation de lundi, diffusée sur les réseaux sociaux.

Des affrontements avec les forces de l’ordre ont éclaté dès lundi. Ces dernières ont utilisé du gaz lacrymogène et tiré en l’air, afin de disperser les manifestants. Certains ont alors répliqué en jetant des pierres dans leur direction. Une personne est décédée au cours de ces affrontements, selon le gouvernement, tandis que l'opposition évoque trois morts.

Lundi, les militaires ont tiré en l'air pour disperser la foule.

Plusieurs personnes ont été blessées en début de semaine. Vidéo diffusée sur Facebook par Ni Solez (via Storyful).

Les tensions ont ensuite diminué mercredi et les magasins ont commencé à rouvrir ce jeudi. Les forces de l’ordre restent toutefois très présentes dans la ville et les écoles n’ont pas rouvert.

Les enseignants protestent essentiellement contre le fait que les professeurs francophones soient plus nombreux que les anglophones dans les universités de la région, bien que celles-ci soient fréquentées par des étudiants parlant anglais pour la plupart. À l’inverse, ils dénoncent également le fait que des enseignants anglophones soient envoyés dans les régions francophones, une absurdité selon eux.

"Je dois payer quelqu’un pour traduire les cours de mon frère du français à l’anglais"

Valery Azamah est comptable à Bamenda. Son petit frère fréquente l’université publique locale.

Le fait que des professeurs francophones donnent des cours dans les lycées ou dans les universités anglophones pose problème puisque beaucoup d’entre eux parlent très mal anglais. D’ailleurs, certains font carrément cours en français, alors que leurs étudiants parlent surtout anglais. Cela cause des problèmes de compréhension, même si certains jeunes ont des bases en français. Du coup, pour aider mon frère, je paie quelqu’un pour traduire ses cours du français à l’anglais… Mais tout le monde n’a pas les moyens de faire ça.

La situation est légèrement meilleure dans les écoles primaires, car il y a quand même quelques enseignants anglophones, mais à peine... Par conséquent, nous avons l’impression que les jeunes d’ici ont moins de chances de s’en sortir que les francophones par la suite.

Selon la Constitution camerounaise, l’anglais et le français, les deux langues officielles, sont censées être "d’égale valeur". Elle indique ainsi que la République "garantit la promotion du bilinguisme sur toute l'étendue du territoire".

Cette disposition de la Constitution est réaffirmée dans la loi de 1998 sur l’éducation : "L'État consacre le bilinguisme à tous les niveaux d'enseignement […]". Cette loi précise que le système éducatif est "organisé en deux sous-systèmes, l’un anglophone, l’autre francophone", fonctionnant de manière autonome, "en conservant chacun la spécificité dans les méthodes d’évaluation et les certifications". Ce n’est pourtant pas le sentiment des professeurs anglophones, qui estiment qu’on leur impose de plus en plus souvent des méthodes du système francophone.

Cet homme a tenu un discours dans la rue, lundi, dans un... cercueil. Photo diffusée sur Facebook par Boris Bertolt.

Les enseignants ne sont pas les seuls à se sentir marginalisés dans cette région anglophone. En octobre, les avocats avaient lancé une grève pour des motifs très similaires : ils protestaient notamment contre la place grandissante prise, selon eux, par les magistrats francophones et le droit civil d’inspiration française dans la région.

Par ailleurs, au-delà de ces revendications sectorielles, d’autres problèmes plus larges sont à déplorer, comme l'explique notre Observateur.

"Les postes importants sont occupés par des francophones"

À Yaoundé [la capitale camerounaise, NDLR], seule une poignée de ministres sont anglophones [dont le Premier ministre, NDLR], et quand on se rend là-bas dans les administrations, on est mal reçus si on ne parle pas français...

Par ailleurs, dans la région, la majorité des postes importants, au niveau politique, sont occupés par des francophones. D’une manière générale, il n’y a d’ailleurs pas beaucoup de travail ici : quand l’État recrute des fonctionnaires, il privilégie généralement les francophones, et il n’y a pas de grosses entreprises publiques ou privées. Résultat : même avec un diplôme universitaire, on peut se retrouver sans travail ou à vendre des cartes SIM dans la rue par exemple.

De plus, la ville est sale et polluée. Les routes sont globalement en mauvais état, pires que dans les zones francophones : nous avons l’impression que l’État ne fait rien. C’est notamment pour cette raison que les manifestants ont réclamé la démission du délégué du gouvernement. [Ce dernier est nommé par le gouvernement pour administrer la ville, NDLR.]

Ces derniers jours, les revendications des manifestants ont ainsi été très largement politiques. Des slogans hostiles au pouvoir central ont été entendus, certains appelant à la création d’un État fédéral, comme le souhaite notamment le Social Democratic Front, le principal parti d’opposition.

Tous les Camerounais interrogés par France 24 ont néanmoins indiqué qu’il n’y avait pas de problèmes entre anglophones et francophones au quotidien. "Nos problèmes sont uniquement liés à l’État et à la mauvaise gouvernance", assure un enseignant vivant à Bamenda. Plusieurs francophones ont d’ailleurs indiqué qu’ils comprenaient les griefs de leurs compatriotes anglophones.

Les émeutes du début de semaine ont fait des dégâts à Bamenda. Photo diffusée sur
Facebook par Boris Bertolt.