Venus du Cameroun, du Niger, du Mali ou encore de Guinée, près de 150 000 migrants subsahariens vivent en Algérie, selon les chiffres de la gendarmerie nationale. À Alger, ils sont des centaines à vivre dans des bâtiments inachevés et à travailler en tant que journaliers sur les chantiers, dans la plus grande précarité, espérant empocher assez d’argent pour continuer leur voyage jusqu’en Europe.
En Algérie, il est quasiment impossible d’obtenir le statut de réfugié. En l’absence de politique d’accueil, c’est le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), organe de l’ONU, que les migrants doivent solliciter. Mais seules les personnes fuyant des pays en guerre peuvent prétendre à la protection du HCR et obtenir le statut. Ceux qui fuient les pays d’Afrique subsaharienne restent, pour la plupart, en situation irrégulière au regard de la loi algérienne. C’est le cas de ces migrants subsahariens, contraints de travailler dans l’illégalité pour des employeurs sans scrupules et de vivre dans des conditions déplorables.
Notre Observateur Mamadou Saliou, un Guinéen vivant à Alger, a pu prendre plusieurs photos et vidéos de bâtiments, dont la construction a été arrêtée en cours de route, et qui sont devenus des camps improvisés pour les clandestins subsahariens. À Alger comme dans le reste du pays, il n'est pas rare de trouver de nombreux chantiers inachevés, souvent par manque de moyens de la part des propriétaires.
Je suis arrivé à Alger il y a quelques mois. Par chance, un ami m’a hébergé et je vis dans des conditions raisonnables. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. En travaillant sur les chantiers algériens, j’ai rencontré des Guinéens qui vivent dans des bâtiments abandonnés à Draria, dans la banlieue d’Alger [selon l'association Algérie Kheir (Algérie bienfaisance, en arabe), qui organise des repas pour aider les migrants, il y aurait près de 6 000 clandestins subsahariens à Draria, NDLR]. Là-bas, pas de douche, pas de toilettes et des murs en partie inachevés, de sorte que les personnes vivant là sont exposées à la pluie et au vent.
Campement improvisé dans un chantier arrêté à Draria, banlieue d'Alger. Photo envoyée par notre Observateur Mamadou Saliou.
Je m’y suis rendu à plusieurs reprises. Mes amis sur place m’ont expliqué qu’un "chef de foyer", lui aussi Guinéen, gère le lieu et leur fait payer un petit loyer au mois d’environ 1 500 dinars (10 euros). Bien sûr, cette pratique relève de la plus grande illégalité. En contrepartie, celui-ci prétend garantir une certaine sécurité dans le bâtiment : il instaure des règles, est censé éloigner les voleurs…
"Hôtel Black", un autre chantier abandonné transformé en camp improvisé. Photo envoyée par notre Observateur Mamadou Saliou.
Ce n’est pas le seul camp improvisé du genre. Dans un autre bâtiment à Draria dont la construction a été interrompue, surnommé "Hôtel Black", une centaine de migrants squattent. Là, pas besoin de payer quoi que ce soit. Certains vivent dans ces endroits depuis un moment, c’est comme s’il y avait une petite tolérance de la part des autorités.
Vidéo envoyée par notre Observateur Mamadou Saliou et prise dans le camp "Hôtel Black", près d'Alger.
Les habitants de ces lieux se ressemblent : ce sont surtout des hommes, jeunes, venus d’Afrique subsaharienne en pensant que l’Algérie serait la destination idéale pour gagner de l’argent [en raison de sa proximité avec l’Europe, des violences en Libye, de la dégradation de la situation économique en Tunisie, et de la guerre au Mali, l’Algérie est devenue depuis 2011 une destination attractive pour les candidats à l’immigration, NDLR]. Or ici, nous sommes bien loin de l’eldorado.
"On pensait rester quelques mois et reprendre la route"
Chérif, un jeune Guinéen de 26 ans vit dans l’un de ces "foyers".
Ici, il y a des chantiers partout. On loge dans des chantiers abandonnés, on travaille dans des chantiers en cours : notre vie se résume à ça. Le matin, je quitte mon lieu d’habitation entre 6 et 7 h avec plusieurs collègues, et nous nous rendons au niveau d’un carrefour, au bord d’une route très passante. C’est là que viennent nous chercher les employeurs.
Vidéo dans le camp où vit Chérif. Vidéo envoyée par notre Observateur Mamadou Saliou.
Les conditions de travail sont très dures. On est payé entre 1 000 et 1 500 dinars (environ 8 euros) à la journée. Dans le foyer, ceux qui travaillent cotisent dans un pot commun pour que tout le monde puisse avoir à manger. Ceux qui sont trop jeunes ou un peu malades ne peuvent pas gagner leur vie : les travaux qu’on nous demande sur les chantiers sont trop compliqués. On transporte des sacs de sable, des pierres. On fait tout ce que personne ne veut faire. Les patrons nous appellent "camarade", on a l’impression que ça veut dire "esclave". Mais on n’a pas le choix : ce sont les seuls qui acceptent de faire travailler les clandestins.
Plusieurs migrants dorment dans le même espace dans le camp de Chérif. Photo envoyée par notre Observateur Mamadou Saliou.
"Nos conditions de vie sont déplorables"
Le soir, on se lave dans un cours d’eau près du bâtiment. Nos conditions de vie sont déplorables. On est venus en pensant rester quelques mois, le temps de se faire de l’argent, puis repartir vers l’Europe. Au final, beaucoup sont là depuis un an.
Le cours d'eau dans lequel se lavent Chérif et les habitants du bâtiment abandonné. Photo envoyée par notre Observateur Mamadou Saliou.
Reprendre la route est un pari dangereux et coûteux. Ceux qui partent passent par la Libye, puis rejoignent l’Italie en bateau. On reste tous en contact : on sait quand quelqu’un a réussi à traverser… On sait aussi que beaucoup y laissent leur vie, ou disparaissent. Mais rester en Algérie et s’y établir ? Je crois que ce n’est une hypothèse pour personne.
En janvier dernier, la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADHH) s’était alarmée du traitement "inhumain" réservé aux ressortissants subsahariens employés sur les chantiers algériens. Payés deux fois moins qu’un travailleur algérien, ils sont souvent victimes de chantage de la part des employeurs, qui menacent de les déclarer aux services de sécurité dès lors qu’ils remettent en cause leurs conditions de travail.
Livrés à eux-mêmes, ces migrants sont aussi régulièrement rejetés et victimes de racisme. En mars dernier à Béchar, à 1 000 kilomètres au sud d’Alger, des dizaines de migrants avaient été victimes d’une opération punitive de la part des habitants de la ville. Face à l’afflux de réfugiés dans les grandes villes du pays, la presse algérienne avait également multiplié les articles sur la présence de ces migrants alarmistes, voire tout simplement racistes, en mai dernier.