Face à un cas de justice populaire, les lamas tibétains se mobilisent… en ligne
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Frappé, le visage ensanglanté, menacé de mort : un Tibétain a été très violemment pris à partie par plusieurs de ses compatriotes l’accusant de vol, comme le montre une vidéo tournée dans le sud-est de la province chinoise et postée le 17 septembre sur Facebook. Un exemple en image de justice de rue, phénomène fréquent au Tibet, auquel les moines essayent de sensibiliser sur les réseaux sociaux.
Postée sur Facebook, la vidéo circulait sur des réseaux sociaux chinois depuis au moins la veille. Il est très difficile d’obtenir des renseignements sur son contexte : elle a été postée sans information, et par ailleurs, les hommes s’y expriment dans un dialecte peu courant, spécifique à la préfecture de Golok, où elle a été filmée. L'un de nos Observateurs a néanmoins pu joindre une personne vivant dans cette préfecture, à proximité des lieux de l’altercation. Selon cette source, les faits se sont déroulés courant septembre, à proximité du village de Golok Gabde, d’où la victime se dit par ailleurs originaire.
Les images montrent un homme à terre, encerclé par au moins une dizaine d’autres hommes, certains armés de bâtons de bois avec lesquels ils le frappent à plusieurs reprises au visage et dans le ventre. Un autre le tient par un foulard serré autour de son cou. Le suspect est questionné à plusieurs reprises sur l’identité d’une personne qui l’aurait aidé et déposé sur les lieux du forfait dont il est accusé. "Qui t’a aidé ? Dis-nous la vérité ! ", "Si tu ne nous dis pas la vérité, on coupera ton oreille […], on te tuera !" menace notamment l’un des hommes. L’échange, filmé pendant une minute, ne permet pas de savoir ce que l’homme est accusé d’avoir volé, mais selon la source de notre Observateur, il s'agirait d'un cheval.
Au début de la vidéo, l'homme reçoit un violent coup de pied dans le dos de la part de l'un de ses accusateurs.
L'homme est ensuite frappé au ventre avec un bâton en bois.
Il est également frappé au visage, alors qu'il saigne déjà abondamment.
Cette vidéo reste néanmoins un témoignage rare, en images, de la façon violente dont peuvent être traitées les personnes accusées de vol au Tibet, un phénomène qu’analyse notre Observateur, avant de détailler comment certains lamas tentent d’y remédier.
"Les Tibétains ne font pas confiance à la justice chinoise"
Nodseng (pseudonyme) est un ancien lama tibétain, exilé en Europe.Ce genre de scène n’est malheureusement pas un cas isolé au Tibet, notamment dans la région de Golok qui est une des plus défavorisées. Mais des cas de vols similaires sont recensés partout au Tibet. Cela reste une partie très pauvre de la Chine, le vol est un moyen pour certains de subvenir à leurs besoins.
La réaction des hommes entourant celui qui est accusé est vraiment terrible à voir. En fait, il faut comprendre que le contexte politique au Tibet peut favoriser ce genre de règlements de compte. La police chinoise s’occupe très peu des conflits qu’il peut y avoir entre Tibétains, un exemple parmi d’autres du dénigrement et du mépris dont sont victimes les Tibétains. Ils ont en outre difficilement accès à la justice chinoise : quand une plainte est déposée, quel que soit le motif, elle met en général des années à être traitée. Du coup, le plus souvent, les Tibétains ne font pas confiance à la justice chinoise, et ne la sollicitent pas. De façon générale, les Tibétains ne sont pas du tout traités sur un pied d’égalité avec les Chinois Han concernant leur accès au service public, les délais sont pour eux toujours plus longs, les obstacles toujours plus nombreux.
Ces derniers jours, la vidéo a fait un certain buzz sur les réseaux sociaux tibétains. Comme le montrent ces captures d’écran fournies par l'un de nos Observateurs, elle a été postée dans différents groupes de discussion.
Les nouvelles technologies se sont désormais généralisées au Tibet, où 95 % de la population possède un téléphone portable, et 70 % utilise internet, selon des données de la Commission du développement régional et de la réforme. Facebook étant interdit en Chine, c’est sur les réseaux Weibo, équivalent de Twitter en Chine et surtout le service de messagerie instantanée WeChat que la vidéo a été partagée, notamment par des moines depuis leur monastère.
"Sur internet, les lamas incitent à faire preuve de compassion envers le voleur"
Ceux qui frappent cet homme ne sont surement pas des bouddhistes pratiquants. Le bouddhisme proscrit le vol et la violence et prône le règlement pacifique des différents. Plusieurs lamas ont posté la vidéo, la présentant comme un contre-exemple des comportements à adopter et pour inciter les Tibétains à faire preuve de compassion envers les voleurs. Parfois, le message est même allé plus loin : certains lamas ont appelé les Tibétains à ne pas se tromper de combat, et plutôt que de "jouer les héros" contre d’autres Tibétains, à le faire contre "l’occupant chinois".
C’est la première que je vois des lamas se mobiliser autour d’un cas de justice populaire. Mais ces dernières années, d’autres causes ont régulièrement fait l’objet d’intervention en ligne des lamas. Ils postent leurs messages dans des groupes comprenant leurs amis, leurs fidèles, des personnes de tel village… c’est un moyen de toucher une audience plus large, plus discrètement que s’ils s’exprimaient en public. Ainsi, plusieurs lamas incitent les Tibétains à ne plus utiliser de fourrures animales ou à ne plus manger de viande, en conformité avec les principes bouddhiques. Il y a au Tibet le sentiment que la Chine ne fait rien pour le développement économique et social du Tibet. Dès lors, les lamas se mobilisent pour tenter, à leur niveau, de moderniser la société.
Vidéo réalisée par des moines tibétains appelant à la non-violence envers les animaux.
À l’instar du Dalaï-lama, présent sur Instagram depuis 2014, ou de Tenzin Yontan, l'un des moines tibétains les plus connectés, près de 70 % des moines tibétains posséderaient un smartphone et un moine sur cinq un ordinateur.
Annexé par la République populaire de Chine en 1950, le Tibet est aujourd’hui officiellement une région autonome du pays, mais ne bénéficie que de peu de liberté. Le Dalaï-lama, leader tibétain qui prône une autonomie réelle de la région, vit en exil depuis 60 ans à Dharamsala, dans le nord de l’Inde.