Itinéraires, coûts, risques : un passeur de migrants raconte son trafic
Un de nos Observateurs a pu enregistrer en secret une conversation au cours de laquelle un trafiquant installé en Turquie explique comment sont organisés les passages de migrants vers l’Europe. Une description aussi cynique que détaillée de ces voyages à très hauts risques.
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Un de nos Observateurs a pu enregistrer en secret une conversation au cours de laquelle un trafiquant installé en Turquie explique comment sont organisés les passages de migrants vers l’Europe. Une description aussi cynique que détaillée de ces voyages à très hauts risques.
La Turquie est un carrefour pour les migrants en provenance du Moyen-Orient cherchant à rejoindre l’Europe. Parmi eux, des dizaines de milliers d’Iraquiens, d’Iraniens et d’Afghans mais la plupart sont des Syriens qui ont fui la guerre. Depuis l’éclatement du conflit, en 2011, ils sont plus d’un million à s’être rendus en Turquie. Ceux disposant de moyens financiers suffisants essaient le plus souvent de quitter la Turquie pour rejoindre des pays d’Europe, où ils ont plus de chance d’obtenir l’asile politique. Dans ce contexte, la Turquie est devenue un véritable paradis pour les passeurs.
"Si le client est arrêté ou s’il meurt, qui s’en soucie ? On a déjà reçu une partie de l’argent en amont"
Ahmad, un Afghan installé à Ankara, est l’un de ces trafiquants. Notre Observateur, dont nous tenons à garder l’identité secrète pour des raisons de sécurité, a enregistré en secret cette conversation avec lui en dari (l’une des variantes du persan, NDLR). Des parties de la retranscription de l’enregistrement ci-dessous ont été réorganisées pour davantage de clarté.
Actuellement, environ 80 % de nos clients sont Syriens. Les autres sont Irakiens, Iraniens ou Afghans. Ils ont rarement une destination précise en tête. On les emmène en Italie ou en Autriche, et ils peuvent ensuite décider de se rendre dans un autre pays, en se débrouillant.
Les prix varient énormément selon les passeurs : tout dépend vraiment de l’argent qu’ils sont prêts à dépenser pour sécuriser le passage de leurs clients. S’ils veulent dépenser très peu d’argent, il y a plus de risques que les clients soient attrapés. Mais que ces derniers soient arrêtés ou meurent, qui s’en soucie ? Ils ont déjà reçu une partie de l’argent en amont, donc ils ne sont jamais perdants.
Il est possible de quitter la Turquie par voie maritime, aérienne ou terrestre. Quand les migrants choisissent la voie maritime, ils rejoignent alors la Grèce. S’ils veulent faire la traversée à bord d’embarcations gonflables, ça leur coûte 1 600 euros. Le voyage à bord d’un bateau de pêche coûte 2 400 euros, et à bord de bateaux de croisière 3 200 euros. Pour les bateaux de croisière, les passeurs emmènent les migrants dans des petits bateaux jusqu’à la limite des eaux territoriales grecques et de là, ils font monter les réfugiés à bord avec la complicité de membres de l’équipage.
Le moyen le moins cher de quitter la Turquie reste la voie terrestre. Si les migrants veulent voyager dans un conteneur à bord d’un camion pour atteindre l’Italie ou l’Autriche, ils doivent dépenser 800 euros.
Un autre passeur poste ses tarifs sur Facebook. Les prix sont les suivants : de l’Iran à la Grèce : 2 500 euros ; de la Grèce à l’Allemagne : 4 000 euros ; de la Grèce au Royaume-Uni : 6 000 euros ; de la Grèce à la Suède : 4 000 euros ; de la Grèce à d’autres pays européens : 3 500 euros.
Certains migrants prennent l’avion, qui coûte environ 12 000 dollars. C’est cher car les clients ont besoin d’avoir des "carnets" [terme utilisé pour désigner les passeports occidentaux, NDLR]. La police peut facilement détecter les faux passeports occidentaux, donc on a besoin d’en acheter des vrais en Turquie. Certains passeurs ont parfois une cinquantaine de carnets à la fois ! Il faut que nos clients ressemblent aux personnes ayant vendu leur passeport, du moins à la photo. La personne nous ayant vendu son passeport doit ensuite attendre que notre client passe tous les contrôles de sécurité aux aéroports, et ira ensuite à la police et à l’ambassade pour en déclarer le vol. [le sujet n’a pas été évoqué dans la conversation, mais notre Observateur précise que ces "carnets" sont achetés entre 2 000 et 2 800 euros par les passeurs. Il indique avoir rencontré un réfugié ayant obtenu un passeport israélien et étudié l’hébreu pendant plusieurs mois avant de tenter de passer à l’aéroport, NDLR]
"Des migrants voyageant à l’arrière de camions ont déjà été écrasés par les cargaisons"
Concernant la route, la plupart des migrants n’aiment pas passer par la Bulgarie, car la police est très violente là-bas. La situation dans les camps de réfugiés bulgares est affreuse et, dans certains cas, les autorités essaient de les renvoyer vers leur pays d’origine.
Les passeurs emmènent généralement leurs clients en Italie et en Autriche. Ensuite, c’est à eux de voir comment ils veulent continuer leur voyage. S’ils ont une destination spécifique en tête, ils peuvent être prêts à dépenser beaucoup d’argent en allant directement à l’aéroport, car s’ils voyagent par voie terrestre, le risque pour eux de se faire arrêter est plus important. Et une fois qu’ils sont arrêtés, ils n’ont qu’une solution pour rester dans le pays où ils se trouvent c’est demander l’asile politique.
Cette vidéo montre un groupe de réfugiés afghans ayant tenté de rejoindre la Grèce à bord d’une embarcation gonflable. Ils ont toutefois dû retourner vers la Turquie, en raison de vagues dangereuses. Ils disent que c’est complètement dingue, et que personne ne devrait tenter la traversée.
Il y a toujours des risques. Après tout, ils font quelque chose d’illégal. Par exemple, un passeur peut mettre 45 personnes à l’arrière d’un camion. Et pendant les 12 heures de route, les passagers ne pourront pas ouvrir les fenêtres. Certains ont déjà été écrasés par les cargaisons se trouvant à l’arrière, après un coup de frein brutal du chauffeur. J’ai même déjà entendu parler de certains passeurs qui, sur des bateaux en route vers l’Australie, ont jeté en pleine mer les conteneurs dans lesquels étaient cachés les migrants après avoir découverts qu’ils étaient traqués par la police.
Même si les clients sont arrêtés, ils ne révèlent pas aux autorités l’identité de leurs passeurs car ils ont peur. Et s’ils le font, des informateurs nous en avertissent, et on peut changer notre nom, notre adresse et nos numéros de téléphone, pour que les autorités ne puissent pas nous traquer.
"Les passeurs se soucient uniquement de l’argent, ils sont prêts à sacrifier n’importe qui pour cela"
Sam Sarabi est un journaliste iranien travaillant en Turquie. Cet ancien conseiller de Human Rights Watch en Turquie est en contact avec de nombreux réfugiés sur place. Selon lui, les détails fournis par Ahmad concordent avec les récits des réfugiés.
Chaque cas est unique, mais il y a une règle qui ne change jamais : les passeurs se soucient uniquement de l’argent, des bénéfices qu’ils vont tirer et de leur propre sécurité. Ils sont prêts à sacrifier n’importe qui pour cela. Il est impensable pour eux de perdre de l’argent. Tout ce qui compte, ce sont les profits qu’ils vont faire. Parfois plus, parfois moins, mais ils en tirent toujours des bénéfices.
En Turquie, il faut parfois attendre des années avant de pouvoir s’adresser à un employé des services de l’agence des Nations unies pour les réfugiés. Donc la meilleure option pour eux est d’essayer de quitter la Turquie illégalement. Généralement, ils n’ont pas beaucoup d’argent et choisissent la manière de voyager la moins chère, qui est aussi la plus dangereuse. Imaginez une famille syrienne qui a perdu tout ce qu’elle avait à cause de la guerre : comment peut-elle rassembler les milliers d’euros nécessaires pour voyager en toute sécurité vers les pays occidentaux ? Ils n’ont pas vraiment le choix.
Les gouvernements tentent de sévir contre les passeurs. Par conséquent, ces derniers n’hésitent pas à sacrifier des vies humaines pour ne pas se faire arrêter. Il ne s’agit évidemment pas de fermer les yeux, mais il faut que les gouvernements trouvent comment éviter une telle situation.
L’an dernier, les autorités italiennes ont sauvé au moins 150 000 migrants en Méditerranée, via le programme "Mare Nostrum". Elles ont toutefois décidé d’y mettre fin à l’automne 2014, faute de soutien de la part d’autres pays européens. Une initiative européenne était censée le remplacer, mais celle-ci semble compromise après le refus du Royaume-Uni d’y participer. Le ministère britannique des Affaires étrangères a déclaré que le programme envisagé encouragerait les migrants à prendre davantage de risques pour tenter la traversée. Au moins 2 500 migrants sont morts en mer depuis le début de l’année.
En parallèle de ces négociations, Frontex, l'agence chargée de surveiller les frontières extérieures de l'UE, a lancé l’opération Triton au mois de novembre. Son objectif est principalement de contrôler les frontières par le biais de patrouilles pouvant aller jusqu’à 30 miles des côtes italiennes. Mais Triton ne prévoit ni la recherche, ni le sauvetage de personnes en danger.
Cet article a été écrit en collaboration avec Ershad Alijani (@ErshadAlijani), journaliste à France 24.