"À Lhassa, les Tibétains ne seront bientôt plus que des éléments de décor pour les touristes"
Lhassa, ville millénaire et cœur spirituel de la culture tibétaine, abrite plusieurs lieux sacrés où viennent se recueillir, depuis des siècles, les croyants bouddhistes. Mais, à mesure que la présence chinoise s’impose, la ville change de visage, cédant aux sirènes du tourisme de masse et des temples de la consommation.
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Des Tibétains en pèlerinage dans la veille ville de Lhassa en reconstruction.
Lhassa, ville millénaire et cœur spirituel de la culture tibétaine, abrite plusieurs lieux sacrés où viennent se recueillir, depuis des siècles, les croyants bouddhistes. Mais, à mesure que la présence chinoise s’impose, la ville change de visage, cédant aux sirènes du tourisme de masse et des temples de la consommation.
Perchée à 3650 mètres d’altitude, Lhassa a été pendant des siècles la capitale de l’ancien royaume tibétain. Au milieu du XXe siècle, période à laquelle le Tibet est passé de force sous administration chinoise, la ville est devenue le "chef-lieu de la région autonome du Tibet". Parmi les nombreux trésors culturels qu’elle abrite, on trouve le magnifique palais du Potala, ancien lieu de résidence du dalaï-lama qui surplombe la ville, mais aussi le monastère du Jokhang et le palais de Norbulingka, trois lieux classés au patrimoine mondial de l’Unesco.
Maintes fois, les Tibétains se sont révoltés contre les autorités chinoises qu’ils accusent de ne pas respecter leur culture et leur religion. Des occasions pour Pékin de renforcer chaque fois davantage son contrôle militaire sur la zone.
Les autorités chinoises ont par ailleurs encouragé le tourisme dans la région autonome, et notamment à Lhassa. Près de 10 millions de personnes, venues essentiellement de Chine, ont visité le Tibet en 2011, une manne financière considérable pour Pékin. Et c’est officiellement dans cette logique que les autorités chinoises ont annoncé fin 2012 un grand "plan de préservation" de la vieille ville. Un programme de près d’un milliard d’euros, au terme duquel une partie du quartier du Barkhor, situé dans la vieille ville, sera remplacé par une vaste zone commerciale, incluant le Barkhor Shopping Mall.
Le projet de centre commercial en construction.
Une série d’immolations a amené les autorités à fermer la région aux touristes étrangers en mai 2012.
"La zone de Barkhor, un lieu à forte signification religieuse, va devenir un quartier animé, uniquement destiné aux plaisirs des touristes"
Tsering Woeser est une activiste, journaliste et poétesse d’origine tibétaine originaire de Lhassa et vivant à Pékin. Elle a écrit en chinois un billet intitulé "Notre Lhassa est en passe d’être détruite. Sauvons-la !" après un voyage dans la région en octobre. Son texte a ensuite été traduit en anglais et posté sur le site High Peaks Pure Earth.
Sur l’esplanade qui se trouve en face du temple de Jokhang [au centre de la vieille ville, NDLR], on ne croise plus les pèlerins qui venaient des confins de la région se prosterner à Lhassa. On ne trouve plus non plus les dizaines de milliers de lampes à beurre allumées par les fidèles dans les pavillons du temple. Aujourd’hui, on croise en revanche des snipers sur les toits des maisons et des hommes surarmés qui patrouillent dans la ville.
À Lhassa se succèdent désormais les inaugurations de gigantesques centres commerciaux, résultats d’accords passés entre le gouvernement et le monde des affaires. Des inaugurations qui s’imposent dans le paysage avec leurs lots de colonnes gonflables en plastique rouge, aussi vulgaires qu’envahissantes […].
Photo récupérée par Tsering Woeser.
Sur des photographies postées par un touriste sur Weibo, on peut avoir un aperçu de l’étendue de ce que sera le nouveauBarkhor Shopping Mall, un projet de centre commercial de 150 000 m2, qui prévoit, entre autres, un parking de 1117 places. Le centre commercial sera construit dans le nord-est du quartier de Barkhor, qui n’est autre que la zone de circumambulation qui entoure le temple de Jokhang. Ce qu’il va se passer, c’est que ces quartiers, où se trouvent actuellement tous les petits vendeurs traditionnels, vont être rasés et serviront à accueillir de nouveaux investisseurs. Les vendeurs seront installés à l’intérieur du centre commercial. Les résidents, eux, seront déplacés dans la banlieue ouest de Lhassa. S’ils acceptent de partir vite, ils obtiendront une compensation de 20 000 à 30 000 RMB [2500 à 3700 euros, NDLR].
Lhassa en pleine reconstruction. Photo récupérée par Tsering Woeser.
La zone de Barkhor, un lieu à forte signification religieuse, va devenir un quartier animé, destiné uniquement aux plaisirs des touristes. Mais avec ces rénovations, la rue principale ne sera plus jamais la route des pèlerins bouddhistes. Et les Tibétains qui continueront à venir ne seront plus que les éléments d’un décor pour touristes. […]
La multiplication des travaux a par ailleurs de graves conséquences: à force de creuser des parkings, des fissures ont été observées sur des bâtiments de la vieille ville. Par ailleurs, la rivière Lhassa s’assèche et dans les environs la terre surexploitée par l’exploitation minière s’affaisse [le gouvernement chinois a encouragé le développement des industries minières dans la région, NDLR].
Comme me l’a écrit un de mes amis dépités à la vue de tout ces changements : “Démanteler les vieilles structures, creuser des tunnels, construire des ponts, bloquer la rivière, drainer les sources souterraines : ces gens sont l’incarnation de fantômes insatiables. Tout ce qu’ils peuvent prendre, ils le prennent. Et ce qu’ils n’arrivent pas à prendre, ils le détruisent. […]
“Le vaste projet de reconstruction qui est en cours actuellement est dans la continuité d’une logique de ‘maintien de la stabilité’"
Ces reconstructions de la vieille ville permettent aussi aux autorités de faire d’une pierre deux coups. En mai 2012, deux personnes se sont immolées à proximité du monastère de Jokhang [en 2008, la vieille ville a été le théâtre d’une révolte contre les autorités chinoises, NDLR]. Le petit poste de police qui est situé juste à côté du temple a immédiatement été élevé au rang de bureau de la sécurité public de la vieille ville de Barkhor. L’hôtel où les deux personnes résidaient [avant de s’immoler] a été saisi et transformé en local du comité de gestion de la vieille ville. Et le vaste projet de rénovation qui est en cours actuellement est dans la continuité de cette logique de "maintien de la stabilité".
Lhassa en pleine reconstruction. Photo récupérée par Tsering Woeser.
Le palais de Potala n’a pas non plus échappé à cette logique. En 1996, le village de Shol, qui était depuis de 1100 ans situé en contrebas du palais, a été déplacé. Il a été remplacé par une grande place publique, réplique exacte de toutes les places que l’on trouve dans tout le reste de la Chine, des lieux symbolisant le pouvoir central. […] En 2007, le palais a d’ailleurs reçu un avertissement de l’Unesco [le rapport notaité le développement urbain incontrôlé et l’expansion d’installations liées au tourisme à l’intérieur et à l’extérieur des limites de l’espace classé, ainsi que l’impact négatif de projets de réhabilitation sur le tissu urbain traditionnel du centre historique, NDLR]".
Toutes les photos ont été récupérées par Tsering Woeser.
Billet écrit avec la collaboration de Ségolène Malterre, journaliste à FRANCE 24.