L’agression d’un reporter français par les forces de sécurité yéménites filmée par un amateur
En se rendant devant l’ambassade américaine à Sanaa pour couvrir une manifestation contre la vidéo anti-islam "L’innocence des musulmans", un journaliste français indépendant a été violemment pris à partie par les forces de sécurité. Benjamin Wiacek, qui collabore régulière avec FRANCE 24, revient sur son agression, filmée par un vidéaste amateur.
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En se rendant devant l’ambassade américaine à Sanaa pour couvrir une manifestation contre la vidéo anti-islam "L’innocence des musulmans", un journaliste français indépendant a été violemment pris à partie par les forces de sécurité. Benjamin Wiacek, qui collabore régulièrement avec FRANCE 24 dans la capitale yéménite, revient sur son agression, filmée par un vidéaste amateur.
Comme dans plusieurs villes du monde arabo-musulman, Sanaa est depuis plusieurs jours le théâtre de protestations anti-américaines pour dénoncer la vidéo "L’innocence des musulmans", un film islamophobe produit aux États-Unis. Quatre manifestants ont été tués dans les affrontements jeudi dernier, lors d’accrochages avec les forces de sécurité. Une journée sous haute tension au cours de laquelle des individus ont attaqué le bâtiment de l’ambassade américaine, parvenant à saccager murs et fenêtres.
Ce jour-là, Benjamin Wiacek, journaliste indépendant et rédacteur en chef du site d’information en français La Voix du Yémen, était sur les lieux avec sa caméra quand des membres des Forces centrales de sécurité se sont brutalement jetés sur lui. Quatre jours après son agression, il a appris, via un ami, qu’une vidéo amateur montrant la scène circulait sur les réseaux sociaux.
Vidéo publiée sur la chaîne YouTube Media Center Sanaa, active depuis les printemps arabes en 2011.
"Ce qui m’est arrivé est le lot quotidien de beaucoup de journalistes du Yémen"
Benjamin Wiacek est journaliste indépendant et rédacteur en chef du site d’information en français La Voix du Yémen.
J’étais chez moi quand j’ai entendu des bruits de tirs. J’ai appris très vite par l’ambassade américaine que des individus étaient en train d’attaquer leur bâtiment. J’ai pris ma caméra et je suis monté dans un taxi avec deux collègues, dont ma femme.
Nous avons vu une fumée noire en provenance de l’immeuble de l’ambassade. Des personnes couraient dans la rue. Nous sommes sortis de la voiture et nous commencions à avancer quand une grenade de gaz lacrymogène a été lancée dans notre direction. J’ai commencé à filmer, il y avait du gaz partout et on entendait des coups de feu. D’autres grenades de gaz sont tombées tout à côté de nous, la fumée nous piquait les yeux et la gorge. Nous nous sommes ensuite réfugiés à l’intérieur d’un magasin où un manifestant a pris une grenade pour la renvoyer en direction des forces de sécurité.
Après quelques minutes, alors que les choses se calmaient, je suis ressorti et j’ai recommencé à filmer. Au bout de la rue, les forces de sécurité continuaient à tirer des grenades lacrymogènes, parfois à bout portant, sur des personnes qui se tenaient à quelques mètres. C’est à ce moment-là que des agents ont commencé à courir vers moi.
"Un membre des forces de sécurité a pointé son pistolet sur mon visage"
J’ai immédiatement filé vers le magasin pour me mettre à l’abri, mais la porte était fermée. Le temps que les collègues viennent m’ouvrir, les forces de sécurité m’ont attrapé et ont commencé à me bousculer violemment. L’un d’entre eux a pointé son pistolet sur mon visage en hurlant mais je ne me rappelle pas de ce qu’il disait. Je leur ai immédiatement montré ma carte de presse, obtenue par le ministère yéménite de l’Information, et je leur ai crié que j’étais journaliste.
Ils n’y ont pas prêté attention et ont essayé de me tirer la caméra des mains tout en essayant d’entrer dans la boutique. Mes collègues étaient effrayées, les gars continuaient de me hurler dessus, disant qu’ils voulaient la caméra. Ma femme a tenté d’intervenir mais ils l’ont repoussée. Ma caméra est tombée parterre. J’ai réussi à la mettre dans mon sac pour la protéger et je suis sorti dehors. Mais les hommes m’ont rattrapé. Ils ont déchiré mes habits et frappaient mon sac avec leurs bâtons. […] Ma collègue a essayé de prendre des photos de la scène pour qu’il reste une preuve de toute cette violence mais ils l’en ont empêchée en essayant aussi de lui extirper son appareil. Je suis tombé au sol sur mon sac. [...] Je le tirais de toutes mes forces pour le retenir.
Ils ont finalement demandé à prendre la carte mémoire, chose que j’ai d’abord refusé. Mais ils étaient tellement en colère que j’ai fini par céder, pensant qu’en leur donnant la carte, je pourrais sauver ma caméra. Et ils ont fini par nous laisser partir. Nous avons trouvé refuge dans une maison voisine où une famille nous a accueillis chaleureusement. Nous avons attendu dans une pièce du fond un peu moins d’une heure avant de prendre un taxi pour rentrer.
"En filmant la réaction des forces de sécurité, j’avais franchi la ligne rouge"
En réfléchissant à ce qui venait d’arriver, je me suis demandé si le fait de filmer uniquement les manifestants m’aurait causé autant d’ennuis. En filmant la réaction des forces de sécurité, c’est certain que j’avais franchi la ligne rouge. J’ai aussi eu la confirmation que leur comportement n’avait pas changé depuis la révolution.
Etre journaliste au Yémen est très compliqué et, a fortiori, quand il s’agit de montrer les aspects négatifs des autorités. […] Mais être journaliste de nationalité yéménite est plus dangereux encore qu’être correspondant étranger. Ces derniers aussi risquent leur vie mais au moins, ils suscitent l’attention des grands médias. Or ce qui m’est arrivé est le lot quotidien de beaucoup de journalistes yéménites.
En apprenant mon agression, un collègue yéménite, Mohammed Al-Asaadi, lui-même arrêté en 2006 lors des manifestations contre les caricatures de Mahomet, m’a dit : "C’est la manière qu’a le Yémen de reconnaître officiellement les journalistes. Maintenant, tu es un reporter certifié. Alors gare à toi !".
Ce témoignage a initialement été posté sur le site Al Monitor. Vous pouvez le retrouver ici en intégralité en anglais.