LIBYE

La vie dans une ville assiégée : le témoignage exclusif d’un habitant de Tripoli

 Il est très difficile pour les journalistes de contacter des résidents de Tripoli, la capitale libyenne, qui est toujours contrôlée par les forces armées du colonel Kadhafi. Nous sommes toutefois parvenus à recueillir le témoignage d’un Tripolitain, qui nous décrit son quotidien dans une ville où la paranoïa règne. Lire la suite... 

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L'internaute derrière le compte Twitter @2011feb17 a envoyé à FRANCE 24 cette photo prise avec son téléphone portable qui montre un panneau de signalisation tagué d'un graffiti anti-Kadhafi.

  

Il est très difficile pour les journalistes de contacter des résidents de Tripoli, la capitale libyenne, qui est toujours contrôlée par les forces armées du colonel Kadhafi. Nous sommes toutefois parvenus à recueillir le témoignage d’un Tripolitain, qui nous décrit son quotidien dans une ville où la paranoïa règne.

"Manifester, c’est signer son arrêt de mort"

@2011feb17 nous a contactés via Twitter. Les informations qu’il donne sur son compte Twitter, ainsi que ses photos - dont il nous a fait parvenir les fichiers originaux - indiquent, sans qu’il soit possible de le vérifier davantage, que ce témoin se trouve bien dans la capitale. 

 

À Tripoli, l’atmosphère est très tendue. C’est effrayant. Le gouvernement essaie de montrer que la ville est calme, que les choses vont bien, mais ce n’est pas vrai. Seuls les magasins de produits alimentaires, les pharmacies et les cliniques restent ouverts. Environ 90% des autres commerces, comme ceux qui vendent des vêtements, sont fermés.

 

La majorité des gens font de la désobéissance civile. La plupart de mes proches et amis qui travaillent dans le secteur public ont arrêté d’aller au bureau, donc le gouvernement a arrêté de leur verser un salaire. Mais de toute façon, beaucoup n’étaient plus payés en raison de la pénurie de liquidité dans les banques.

 

“Il n’y a plus de pétrole. Certains participent aux marches pro-Kadhafi juste pour recevoir du carburant”

 

Il est toujours possible d’acheter à manger, mais tout est devenu très cher. Les prix ont augmenté de 200 à 300%. Mais les habitants sont très gentils et se soutiennent. Mes voisins me demandent régulièrement s’il ne nous manque rien et nous offrent ce qu’ils ont en surplus. Les Libyens n’ont jamais été aussi unis, c’est très prometteur.

 

Dans certains quartiers, l’électricité peut être coupée pendant douze heures d’affilée. Mais j’ai entendu parler de coupures qui pouvaient durer jusqu’à trois jours, ce qui fait des ravages chez les très jeunes, les très vieux et les malades.

 

Cuisiner au gaz est devenu un luxe. Si un vendeur annonce qu’il a des réserves, les gens font la queue devant son magasin sur un kilomètre. Quand l’électricité revient, les gens se dépêchent d’utiliser leur cuisinière électrique, s’ils en ont une, pour préparer un plat chaud. Ceux qui ont un jardin ou qui vivent dans une ferme aux abords de Tripoli se sont mis à ramasser du bois pour faire du feu pour la cuisine.

 

Il n’y a presque plus de pétrole. La plupart des stations services ont fermé. Cependant, Kadhafi conserve du carburant pour ses voyous, que l’on voit rouler à toute vitesse dans les rues pour disperser les rassemblements et arrêter les gens. Ses partisans reçoivent 20 litres d’essence pour chaque marche à laquelle ils participent. Ce n’est donc pas surprenant de voir tous ces gens assister à ces manifestations pro-Kadhafi.

 

“Si les voyous de Kadhafi décident de détruire ta maison, ils le feront et personne ne pourra t’aider”

 

On ne connaît pas le nombre de personnes qui ont été arrêtées. Et on ne le connaîtra sans doute jamais, parce que ces arrestations ont été faites sans aucune procédure. Certains parlent de 30 000 détenus, d’autres disent qu’il y en aurait 60 000.

 

Il n’y a aucun moyen de se protéger des arrestations. Si les voyous de Kadhafi décident de détruire ta maison, pour une raison quelconque, et bien ils le feront. Personne ne peut t’aider. Ils arrivent à dix ou quinze voitures, avec cinq gars dans chaque véhicule. Quand ils atteignent ta maison, ils commencent à tirer en l’air pour effrayer les voisins, et toi, tu sais que c’est foutu. Ils t’attrapent et te mettent au fond d’une voiture après t’avoir bastonné. Ils ne disent pas à tes proches où ils t’emmènent.

 

Pendant ce temps, Kadhafi libère des meurtriers et des voleurs, il les arme et les gracie en échange de leur service pour mater les soulèvements. Et c’est ce qu’ils font. J’ai été témoin de plusieurs scènes à des check-points, où des hommes armés de fusils AK-47 et imbibés d’alcool se comportaient comme s’ils étaient drogués, ce qui n’est pas courant dans un pays musulman.

 

“À la télévision, les présentateurs demandent de tuer les ‘rats’ anti-Kadhafi”

 

Les manifestations pacifiques ne sont plus possibles. Manifester, c’est signer son arrêt de mort. Les voyous de Kadhafi ont reçu des ordres catégoriques : ceux de tirer et de tuer tous les ‘rats’ anti-Kadhafi, comme ils disent. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils ne s’en cachent pas. Ils l’annoncent à la télévision quotidiennement et demandent aux téléspectateurs de tuer toute personne suspecte d’être un ‘rat’. Certains présentateurs de la télévision d’État arborent des fusils d’assaut quand ils présentent les journaux.

 

Plusieurs combattants de la liberté ont réussi à se procurer des armes et tirent depuis leur voiture sur les check-points et les véhicules des forces de sécurité.

 

“Nous distinguons les pro et les anti-Kadhafi par un code de langage : les ‘unis’ pour les premiers, les ‘rayés’ pour les seconds”

 

Nous nous tenons prêts pour la chute de Tripoli. Les gens ont formé des comités secrets pour assurer la protection de leurs voisins. Ils s’attendent à des pillages, surtout de la part des voyous pro-Kadhafi, mais ils sont préparés pour protéger leurs maisons. Chaque comité de quartier possède au moins une arme. Ils ont aussi des cocktails Molotov, des flèches, des couteaux, des bâtons, des massues... Nous espérons obtenir plus de fusils et de munitions quand les rebelles entreront dans Tripoli.

 

Nous avons un moyen de distinguer discrètement les voyous des partisans de Kadhafi. Nous les appelons les ‘unis’ en référence au drapeau vert uni de Kadhafi. Les anti-Kadhafi sont appelés les ‘rayés’ [le drapeau de la rébellion possède trois couleurs]. Quand je suis dans un magasin, par exemple, et qu’entre un gars que je ne connais pas, je demande au propriétaire de l’établissement s’il connait l’individu et si ce dernier est ‘uni’ ou ‘rayé’. De cette manière, je sais si je peux continuer à critiquer Kadhafi en sa présence ou si je risque d’être repéré.

 

“Nous ne voulons pas que la chute de Tripoli entraîne une guerre civile”

 

Les gens sont impatients que les rebelles arrivent à Tripoli, mais ils restent prudents. Nous imaginons plusieurs scénarios. Le plus probable est que les miliciens de Kadhafi se rendent ou fuient quand les combattants de la liberté entreront dans la ville. Il y en a qui font défection quotidiennement, des personnes issues de la base mais aussi des rangs supérieurs de l’armée et du milieu politique. Selon nous, beaucoup de soldats se rendront aussitôt qu’ils sentiront venir la fin du régime.

 

Nous ne voulons pas que la chute de Tripoli entraîne une guerre civile. Dans les villes déjà libérées, nous avons vu très peu de pillages et aucun signe de guerre civile. Je pense que c’est encourageant. Une fois que Kadhafi tombera, nous espérons que ses sbires seront capturés vivants puis jugés, comme Saddam et Moubarak.