RUSSIE

Les Russes ne peuvent pas manifester, alors ils "festent"

 En Russie, organiser une manifestation est particulièrement compliqué, notamment parce que les autorités cherchent toutes les raisons possibles et imaginables pour empêcher les rassemblements. Mais un groupe de jeunes a eu une idée inattendue pour contourner ces interdictions : organiser des "festations", aussi absurdes qu’engagées.

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En Russie, organiser une manifestation est particulièrement compliqué, notamment parce que les autorités cherchent toutes les raisons possibles et imaginables pour empêcher les rassemblements. Mais un groupe de jeunes a eu une idée inattendue afin de contourner ces interdictions : organiser des "festations", aussi absurdes qu’engagées.

Dans un pays où porter un signe exprimant son opinion politique peut mener tout droit au commissariat, les "festations" sont un moyen de défier indirectement le gouvernement sans violer la loi. Les "festations" sont délibérément absurdes, insensées et de prime abord apolitique. Les "festants"sont encouragés à inscrire sur les bannières tout ce qui leur passe par la tête - à l’unique condition que cela n’ait aucun sens. Plus c’est farfelu, mieux c’est.

 

Le 1er mai à Novossibirsk.  "Ici, c'est pas pour toi!", “Il n'y pas d'ici pour vous". Photo postée ici.

La toute première “festation” a été organisée en 2004, à Novossibirsk, troisième ville de Russie et capitale économique de Sibérie. C’est un groupe d’artistes locaux d’avant-garde, avec à sa tête Artyom Loskutov, un jeune homme de 17 ans, qui a initié le mouvement. Les  "festants" sont descendus dans la rue pour la très symbolique journée du 1er mai, une importante fête nationale, qui, à l’ère soviétique, célébrait la figure de "l’ouvrier" par des parades organisées dans les grandes villes du pays. Rebaptisée "Journée du printemps et du travail", cette fête reste importante dans la Russie moderne et les principaux mouvements politiques profitent de ce jour pour manifester leur opposition ou leur soutien au gouvernement.

 

C’est au beau milieu de ces cortèges politisés que les “festants” ont sorti pour la première fois leurs pancartes colorées et leurs slogans absurdes. S'ils étaient moins d’une centaine en 2004, les services de sécurité étaient pourtant plus inquiets de leur présence que de celle de milliers de communistes ou de nationalistes qui marchaient ce jour-là. La plupart des "festants" ont d’ailleurs été brièvement arrêtés et le leader du mouvement, Artyom Loskutov, a dû payer une amende de 5 000 roubles (20 euros).

 

Néanmoins, cette première "festation" a été relayée par la presse et largement discutée sur Internet. Et depuis, tous les ans, les "festations" gagnent en popularité.  En 2010, elles ont eu lieu dans une vingtaine de grandes villes - dont Moscou, Saint-Petersbourg et Vladivostok. Mais c’est à Novossibirsk qu’a eu lieu la plus importante. Le 1er mai 2011, le nombre de "festants" (2 500 selon la police, 4 000 selon les organisateurs) était plus important que le nombre de militants politiques.  

 

En Russie, où l’activisme politique est extrêmement contrôlé, de nombreux autres collectifs artistiques reprennent le flambeau de la contestation.

 

Des milliers de personnes dans les rues de Novosibirsk pour la festation du 1er mai 2011. Vidéo postée sur YouTube par yashintube.

Une "marche des zombies" interrompue par la police

Les "festations" absurdes ont inspiré d'autres groupes. Ici, une "marche des zombies", organisée le 14 mars, est interrompue par les forces de l'ordre.

 

 

Photos postées ici here.

 

"Les 'festations' dénoncent l’absence de politiques publiques"

Artyom Loskutov est membre du collectif d’artistes “Terrorisme d’art contemporain” (CAT). Il a organisé et participé à la manifestation de Novossibirsk.

On a eu cette idée de "festations" alors que l’on explorait les passerelles possibles entre l’art et l’expression politique. La "festation" était la deuxième performance que mon groupe organisait. Nous nous étions tous rencontrés un mois et demi avant. Notre objectif était d’abord de faire une critique des politiques publiques (sous forme de manifestations) ou plutôt de l’absence de politiques publiques en Russie. Ensuite, nous voulions donner aux gens un espace d’expression personnel qui n’existe pas aujourd’hui dans les manifestations.

Tous les ans, nous adaptons discrètement nos "festations" en fonction du contexte politique de l’année, pour ne pas avoir l’impression de se répéter. En fait, ces "festations" donnent un sens au 1er mai à Novossibirsk. Cette marche politique traditionnelle est un héritage maladroit de l’époque soviétique, où les ouvriers étaient forcés de sortir dans les rues pour remercier le Parti communiste de tout ce qu'il leur octroyait.

Cette année, le slogan de la bannière de tête de cortège était : 'T’es trop ennuyeux pour qu’on te parle'

Cette année, le slogan de la bannière de tête de cortège était :  "T’es trop ennuyeux pour qu’on te parle." C’est un appel à rejeter toute forme de dialogue avec les autorités, qu’il soit positif ou négatif, et à les ignorer. Et finalement, c’est une façon de refuser le cadre qu’elles essaient de nous imposer.

Au terme de mon premier procès, j’ai été reconnu coupable, mais ma sentence a été incroyablement légère. [Loskutiv a été arrêté en 2009 pour possession de marijuana. Selon lui, un policier avait placé le sac sur lui parce qu’il était agacé par ses activités militantes. Les enquêtes ont en effet révélé que les empreintes de l’activiste n’apparaissaient pas sur le sac et qu’il n’y avait pas de trace de drogue dans son sang]. En Russie, où seulement une affaire pénale sur 500 aboutit à un acquittement, ce verdict peut presque être considéré comme une absolution. J’ai dû payer une amende de 500 euros pour une accusation qui vous envoie généralement trois ans derrière les barreaux.

J’ai ensuite été poursuivi, en novembre 2011, pour avoir écrit un billet de blog sur une nuit passée au poste de police. J’avais été arrêté après notre performance du 31 octobre - une parade d’Halloween pour défendre l’article 31 de la Constitution (la liberté de réunion). Ils m’accusaient d’avoir insulté un officier de police dans mon billet. Mon ordinateur et tous mes disques durs ont été confisqués pendant deux mois et demi. Quant à mon dossier, il a été déferré devant un tribunal – depuis plus de nouvelles."

 

 

 

"Pensez globalement. Agissez bêtement". Le 1er mai 2011 à Novossibirsk.

 

 

"Et alors ? ". Le 1er mai 2011 à Novossibirsk.

 

 

"C'est qui le patron ici ?" Le 1er mai 2011 à Novossibirsk.

 

Manifestation du 1er mai à Moscou. Parmi les slogans entendus :  "Russie, est-ce que ça va ?", "C'est l'heure de caresser les oies", "Je veux discuter sur un arc-en-ciel", "C'est Saint Petersbourg, baby !"  Vidéo postée sur YouTube par gdmitrenko.

Billet écrit avec la collaboration d'Ostap Karmodi, journaliste pigiste.